Barbara : l’énigme de la chanson « L’Aigle Noir »

Dans le répertoire de Barbara, « l’Aigle Noir »,  enregistré en 1970,  est une chanson tout à fait à part.

Elle l’est d’abord musicalement .

Là où, d’habitude, ses musiques sont assez sobres, avec trois ou quatre musiciens, rarement plus, on a ici un orchestre de 40 personnes, des chœurs et une section rythmique complète basse-batterie, avec un arrangement qui sonne beaucoup plus « variété » que le reste de son répertoire construit principalement autour  du piano et de sa voix.

L’ensemble de l’album, certes,  utilise une orchestration plus étoffée que d’habitude, mais aucun autre titre n’a cette emphase sonore due à un arrangement particulièrement poussif et conventionnel.

Seule la partie de basse de ce morceau est tout simplement exceptionnelle, inattendue et, pour tout dire, géniale. Bien que je n’ai pas réussi à en trouver la preuve sur le net j’ai le souvenir qu’elle serait l’œuvre de Bernard Paganotti : ( ?)

De manière assez générale, bien que ses musiques ne soient pas spécialement difficiles, Barbara a toujours fait appel pour l’accompagner, que ce soit sur scène ou en studio, à la crème des musiciens français de son époque, souvent des musiciens de jazz : Eddie Louiss, Maurice Vander, Richard Galliano, Michel Portal, Didier Lockwood et bien d’autres encore ( Gérard Daguerre, Jean Louis Hennquin, même William Sheller et Catherine Lara…).

Franchement cela vaut la peine d’essayer, en écoutant, d’isoler le travail du bassiste.

Le texte de cette chanson constitue une énigme pas vraiment élucidée.

Aucun autre texte de ses chansons n’adopte ce ton amphigourique, grandiloquent, hermétique et dans lequel on n’a pas soupçonné tout de suite un possible sens  caché.

Si cette chanson déroutante a été immédiatement adoptée par le public, elle a plutôt été boudée au début par la critique pour son style  musical et son texte jugé, (à juste titre selon moi), lourdingue et pompeux chez quelqu’un qui excellait d’habitude dans l’expression du quotidien, de l’intime.

Il en a été tout autrement lorsque, après sa mort, une rumeur s’est répandue selon laquelle cette chanson évoquerait d’une manière symbolique les viols incestueux dont elle avait été victime par son père, cet « Aigle noir » qui « glisse son cou dans sa main » et qu’elle a « reconnu, surgissant du passé ». On s’est mis évidemment à l’écouter différemment.

Barbara elle-même a parlé  d’une manière assez explicite et à plusieurs reprises dans ses mémoires posthumes des actes incestueux dont elle avait été victime.

Barbara : « Il était un piano noir… »

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En revanche, je garderai longtemps le souvenir du mélange de fascination, de peur, de mépris, de haine et d’immense désespoir que je ressentirai lorsque je le retrouverai mort, à Nantes, vingt ans plus tard…

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J’ai de plus en plus peur de mon père. Il le sent. Il le sait.J’ai tellement besoin de ma mère, mais comment faire pour lui parler ? Et que lui dire ? Que je trouve le comportement de mon père bizarre ? Je me tais.Un soir, à Tarbes, mon univers bascule dans l’horreur. J’ai dix ans et demi.Les enfants se taisent parce qu’on refuse de les croire.Parce qu’on les soupçonne d’affabuler.Parce qu’ils ont honte et qu’ils se sentent coupables. Parce qu’ils ont peur.Parce qu’ils croient qu’ils sont les seuls au monde avec leur terrible secret.De ces humiliations infligées à l’enfance, de ces hautes turbulences, de ces descentes au fond du fond, j’ai toujours resurgi. Sûr, il m’a fallu un sacré goût de vivre, une sacrée envie d’être heureuse, une sacrée volonté d’atteindre le plaisir dans les bras d’un homme, pour me sentir un jour purifiée de tout, longtemps après.

(Voici le texte de  « Il pleut sur Nantes » qui évoque ses retrouvailles avec son père mort.)

En revanche elle n’a jamais confirmé elle-même le sens de ce texte qui ferait de l’aigle noir son père qui lui apparaîtrait comme ce prédateur. C’est son psychanalyste qui l’aurait révélé après sa mort, mais cette information est indirecte, je n’ai pu en trouver d’autre preuve. La seule « explication » de la chanson qu’en a donnée de Barbara au cours d’une interview ne plaide pas trop pour cette thèse :

« L’aigle noir », c’est une chanson que j’ai rêvée : j’ai fait un jour un rêve, bien plus beau que la chanson, où j’ai vu descendre cet aigle, et je l’ai ensuite donnée à une petite fille de quatre ans, Laurence, qui était ma nièce. Après ce rêve, il m’est vraiment arrivé des choses extraordinaires ! »

Aussi il n’y a pas de certitude sur le sens de ce texte.

Certains prétendent qu’elle y évoquerait un certain Jeff à la peau très brune, peut-être noire, avec lequel elle aurait eu un liaison de courte durée. Les mêmes prétendent a contrario que si ce texte évoquait réellement, même de manière symbolique, les viols dont elle avait été victime par son père, elle n’aurait jamais pu chanter une chanson qui généralement clôturait ses récitals avec cet apparent détachement : cela aurait dû être pour elle, chaque fois, une souffrance extrême.

Il n’est pas interdit de donner une opinion, un sentiment, une conviction…

Les gens qui prétendent que si la chanson évoquait réellement les viols, Barbara n’aurait jamais pu la chanter sur scène, ne comprennent rien ni à ce qu’est l’art, ni à ce que les psy appellent la résilience, c’est-à-dire la faculté à guérir, sortit intact d’un traumatisme grave. Ils ne savent pas non plus visiblement à quel point l’art est un outil incomparable pour cela. Les vrais artistes sont généralement des gens qui  sont dans de grandes souffrances personnelles et l’exercice  d’une expression artistique  est un moyen formidable, peut-être le seul, d’en faire quelque chose de socialement utile. C’est cela la fonction de l’artiste : permettre au bourgeois de contempler toutes les noirceurs de l’âme humaine comme toutes ses beautés en pleine lumière sans avoir besoin d’aller les chercher lui-même aux fond de sa propre psyché. Il se contente de les vivre par procuration grâce à l’artiste.

Dans le même ordre d’idées, on considère qu’écrire et décrire un traumatisme dont on a été victime constitue un acte de thérapie, alors, imaginez quelqu’un qui peut le revivre tous les soirs à la fin de chaque concert, dans un langage suffisamment codé, de plus, pour pouvoir garder ses distances avec la brutalité des faits…

Pour moi cet argument ne tient pas, c’est presque un contre-argument.

Quant à la phrase de l’interview citée plus haut,  elle ne contredit en rien  la symbolique de l’inceste : qu’elle ait offert la chanson à une petite fille peut voir un très grand nombre de significations dont certaines sont, au contraire en rapport avec cette préoccupation : une mise en garde, une solidarité envers une innocence qu’elle-même a perdue trop tôt, une incitation à l’amour envers le père… Beaucoup d’explications sont possibles : si l’on ne connaît pas les circonstances exactes de cette dédicace, on ne peut rien en dire.

Il est à noter d’ailleurs, et c’est également plutôt un contre-argument,  qu’il n’y a que deux chansons dans toute sa discographie qui comportent explicitement une dédicace dans leur titre : « L’aigle noir. Dédié à Laurence » « et « Pleure pas (dédiée à ma petite R) » mais le texte de cette dernière visiblement ne concerne pas une petite fille.

En revanche si on lit celui de « L’Aigle Noir » avec la double focale de l’inceste et de la résilience, il prend une signification beaucoup plus troublante, malgré les réserves que l’on peut avoir sur l’écriture. Car au-delà de la survie au traumatisme on y voit l’admiration, l’amour qu’elle aurait sans doute voulu avoir pour son père et qu’elle a fini par éprouver d’une manière bizarre grâce à la résilience – au moins sous forme d’un rêve où il lui est apparu sous les traits d’un prédateur magnifique, cet « oiseau-roi couronné »  qui ne l’a aimée qu’à travers l’inceste. On comprend mieux, aussi, sa forme symbolique et cryptée : il est impossible de le dire autrement. Je crois dur comme fer à cette interprétation-là…

_oOo_

Je me demande quel terme conviendrait le mieux pour qualifier ce que ce texte marque comme changement, chez Barbara, dans sa relation à son père : réconciliation ? pardon ? résurrection ? On pourrait dire : peu importe, au fond, ce qui compte c’est qu’elle nous ait laissé une belle chanson.

Eh, bien non, parce qu’au final une chanson ne s’écrit pas avec juste une feuille de papier et un dictionnaire de rimes, mais avec des souffrances qui sont toujours à la limite d’être indicibles. Et que donc, on ne réussit pas toujours à dire, artistiquement parlant…

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ranta
ranta
12 septembre 2011 11 h 14 min

« C’est cela la fonction de l’artiste : permettre au bourgeois de contempler toutes les noirceurs de l’âme humaine comme toutes ses beautés en pleine lumière sans avoir besoin d’aller les chercher lui-même aux fond de sa propre psyché. Il se contente de les vivre par procuration grâce à l’artiste. »

Tu vois Léon, c’est cela dont je voulais parler hier dans mon com sur Europe et tous ceux qui leurs ressemblent.

ranta
ranta
12 septembre 2011 11 h 15 min

Sinon, je suis fier d’être sur Disons. La semaine dernière les Wisiquoi, l’article de lapa, aujourd’hui celui ci écrit avec pudeur et qui fait mouche.

Léon
Léon
12 septembre 2011 11 h 32 min
Reply to  ranta

Bon, puisqu’on en est aux grands sentiments, je suis, moi aussi, fier de tous ceux qui participent régulièrement à Disons. 🙄 😳

Lapa
Administrateur
Lapa
12 septembre 2011 11 h 18 min

C’est une chanson très triste. Très belle mais où j’ai toujours perçu le désespoir de l’enfance qu’on a perdue (ou pas eue).
mélodiquement c’est une succession de cadences à dominantes avec cadence rompue et modulation mineure pour ensuite reprendre à partir de la sensible la même cadence un ton au dessus. Si vous voulez c’est comme le canon de pachelbel sauf qu’on a la modulation mineure qui apporte une suspension, comme une mélodie qui n’est pas finie et permet la reprise le ton au dessus, alors que le canon finit a sa ligne finissant sur une cadence parfaite.

Lapa
Administrateur
Lapa
12 septembre 2011 11 h 22 min

« le poète est ainsi dans les Landes du Monde,
lorsqu’il est sans blessure, il garde son trésor.
Il faut qu’il est au coeur une entaille profonde,
pour épancher ses vers, divines larmes d’or. »

D. Furtif
Administrateur
D. Furtif
12 septembre 2011 12 h 38 min

Hum Léon t’aurais pas gardé mon message sur cette chanson???

Léon
Léon
12 septembre 2011 12 h 52 min
Reply to  D. Furtif

je vais voir…

D. Furtif
Administrateur
D. Furtif
12 septembre 2011 12 h 45 min

Il faut se méfier de la psychanalyse et des rapaces cela donne des approximations curieuses.
Je n’ai jamais été convaincu même après une deuxième lecture.
..
Heu on peut vivre très bien sans aller voir mes liens.Je les ai choisis assez courts

Menpenti
Menpenti
12 septembre 2011 13 h 26 min

Parfois, le rêve, la psyché et l’art s’entremêlent sans que pour autant une grille théorique quelconque puisse en donner une interprétation valable. Je dis ça comme ça…

Sinon, j’aime bien ce qui est dit sur l’art et la résilience.

Et tant qu’on y est, j’aime bien ce qui se dit sur disons.fr.

Bonne continuation.

Astaroth
Astaroth
12 septembre 2011 19 h 14 min

Bonsoir,
je pense que l’aigle noir symbolise la mélancolie dont souffrait Barbara, et dont elle est morte : empêchée malgré elle de voler sur les ailes de l’oiseau blanc, absorbée par la noirceur du monde.
Je crois que l’auteure raconte une fois de plus – de façon hermétique – son oeuvre au noir personnelle : sa tentation continuelle du suicide.
http://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=FP_004_0019

Astaroth
Astaroth
12 septembre 2011 19 h 25 min

Concernant la résilience, je crois que Kristeva a tout dit.
Barbara est la seule à extraire les larmes de ma carapace blindée.Sa difficulté vitale (insurmontable) à passer au rouge m’émeut profondément.
Je me défends de trop l’écouter, tout comme un s’éloignerait d’un pistolet chargé de munitions.
Merci pour l’article, tout en émotion.

Longue vie à votre site !

D. Furtif
Administrateur
D. Furtif
13 septembre 2011 10 h 49 min

Bonjour à tous
J’avais beaucoup de mal à dire sur cette très mauvaise chanson où Barbara se singe elle même.
Le contenu et la forme retrouvent tous les travers de l’ampoulé et du ridicule en contradiction avec la fibre connue de l’artiste =la sincérité intime.
Des platitudes et des clichés scandés à grand coup de flon flon pesants et des violons jusqu’au trop plein.L’emphase, les clichés usés jusqu’à la corde sont là à chaque vers…quelle tristesse.
Ahh si Léon avait retrouvé mon texte.
Des trucs de foire et des machins usés jusqu’à la corde
Un beau jour ou peut-être une nuit………..Qui peut entendre ça sans pouffer? sans être gêné?…………Je sais des millions de personnes. Les mêmes qui écoutent Michèle Tor sans doute
Barbara s’en foutait , ça sentait la commande, Des plumes couleur de la nuit ( il manque un pied)

.
Où sont les accents de Pierre et de Gottingen , les drappés de saxo tenor…
Ahhhhhrgg

.
Où est l’auteur de
.
============
Madame soyez au rendez vous
….
Il a demandé à vous voir

==============

Et que personne ne s’offense,
Mais les contes de notre enfance,
« Il était une fois » commencent,
A Göttingen,

=================
Et j’entends le clapotis
Du passé qui se remplit.

============
Le silence, et puis un cri.
C’est rien, un oiseau de nuit qui fuit.
Que c’est beau cette pénombre,
Le ciel et le feu et l’ombre
Qui se glisse jusqu’à moi sans bruit!

On ne va pas s’attarder mais je voudrais dire que le dossier Inceste est un dossier toujours à découvrir chez Barbara
.
AMOURS INCESTUEUSES
1972
.
Les plus belles amours,
Sont les amours incestueuses,

.
Ne faudrait-il pas voir dans cette chanson, l’effet d’une lassitude , d’un sentiment de déception et de lassitude devant un succès qui s’offrait à d’autres qu’elle n’avait pas en grande estime. Hardy, Mouskouri qu’elle désigna une fois, …Et que je m’en vais vous faire voir que moi aussi je sais en faire de la daube à millions. Elle fit.

AGNNP
AGNNP
13 septembre 2011 11 h 18 min

– Peu importe – comme diraistLéon.

L’acharnement pédant analytique ou de critique, parfois donne l’impression de – encore – casser les morceaux dune asiette déjà brisée ( Enfance assassinée par ces salopards).

D. Furtif
Administrateur
D. Furtif
13 septembre 2011 11 h 36 min
Reply to  AGNNP

Pourquoi pédant?
Ne peut-il y avoir de désaveu sincère. L’approbation serait-elle obligée?
Je maintiens que c’est une des plus mauvaises chansons de Barbara ….et je suppute qu’elle le savait et pire encore qu’elle n’en avait rien à battre.
Je ne sais pas où je l’ai mis et je ne le retrouverai jamais c’est sûr. mais il faudrait lire ce que dit Trenet lui même de  » La mer »
Il y a dans le public une sorte de sanctification idéalisation des artiste à mille lieu de leur réalité.
On vous l’a dit pourtant
Vous savez que Léon est un pique assiette sans honte.He oui , je sais ça fait mal.

AGNNP
AGNNP
13 septembre 2011 11 h 49 min
Reply to  D. Furtif

Sur le sujet, on peut dire que cette chanson est une réussite.

Le public juste charmé par la poésie et la musique, n’a vu qu fifre.
Ceux que vous qualifier très justement de  » la psychanalyse des rapaces » ( j’achête l’expression tant elle est vraie, et tant  » ces gens » adorent se rouler dans le dedans du sordide, presque une perversion, ou plutot un commerce ).

Possible votre vision Furtif, bien que je la partage pas, vous voulez dire qu’elle voulu faire un pieds de nez tel Ferré avec  » c’est extra » ?

Léon
Léon
13 septembre 2011 12 h 18 min

Je suis de l’avis du Furtif concernant cette chanson. Si on oublie sa signification cachée, c’est incontestablement la plus mauvaise qu’elle ait faite. Mais elle a plu au public. Je ne suis pas sûr, par contre, qu’elle a plu aux fans de Barbara… Euh, je suis même sûr du contraire. J’en connais une, par exemple, qui connaît tout son répertoire et qui le chante admirablement bien: elle déteste cette chanson et ne la chante jamais.

D. Furtif
Administrateur
D. Furtif
13 septembre 2011 12 h 52 min

Dans le même sens AGUENEU je te dirais que pour moi Nougaro a enterré sa carrière avec Nougayork il s’est mis à faire du Nougaro comme on lui demandait, parallèlement il a réengistré ses anciennes chansons en les dénaturant.
Même chose pour Gainsbourg après Melody Nelson, une envie jamais assouvie de notoriété people lui a fait suivre la mode , lui qui la faisait.Il obtint la gloire attendue mais je crains que le Serge artiste n’ait vomi son chagrin sur ses dernières productions.
.
Très bien vu ta comparaison avec « c’est extra »
.
On peut vivre la même déception ( dramatique pour moi) avec des écrivains.Le dernier Vargas.
.
Je reviens au début pour affirmer qu’il peut y avoir des désaveux des dégouts des déceptions tout aussi spontanés et sincères et qu’il n’est pas juste de prendre les efforts d’explications et d’argumentation pour de la pédanterie quand pour ma part j’avais soigneusement évité de caractériser comme niaiserie le gout pour cette chanson.
Maintenant c’est fait , mais c’est pas moi qui ai commencé …ehuuuehhhhheuuuuuu je te ferais dire