Ketchup et gastronomie

Quelle horreur, associer le ketchup, ce symbole du fast food, à la gastronomie ? Chacun sait que les Américains ne savent pas manger correctement. Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, nous avons hérité du chewing-gum, du coca cola, du whisky blended, du hamburger, des frites au ketchup et de l’obésité enfantine ! Bref, l’antithèse de la gastronomie française.

N’avons-nous pas entendu souvent ce type de discours ? Le ketchup est-il si loin que cela de notre héritage culinaire ancien ?

Quelle est l’histoire de cette sauce tomate sucrée ?

A la fin du 17e siècle apparaît en Angleterre une sorte d’ersatz de nuoc mâm ou de sauce soja : le ketchop. Cette sauce s’appelle en anglais catchup dès 1690 et ketchup en 1711. En France, dès 1816 on parle de ket-chop, puis de catsup. Brillat Savarin, dans la Physiologie du Goût, publiée en 1825, cite le calchup qu’il a découvert pendant son exil en Amérique (1793-1796). La sauce devient ketchup en 1873. Le mot viendrait du chinois kôetchiap ou du malais kêchap et signifierait saumure de poisson. Mais il existe actuellement en Indonésie des sauces à base de soja appelées kecap ou ketjap asin ou ketjap manis, dont Wikipedia en anglais dit être à l’origine du ketchup. Nous ne connaissons pas la sauce réellement à l’origine du ketchup. Ressemble-t-elle au nuoc-mâm ou à la sauce soja ou aux sauces indonésiennes actuelles ? Elle aurait été introduite en Angleterre par des marins venant de Malaisie. La recette s’est probablement considérablement transformée.

La première recette connue est anglaise, celle d’Eliza Smith dans son livre The Compleat Housewife, publié in 1727. Le livre est publié également aux Etats-Unis dès 1742. Il s’agirait d’une sauce avec anchois, échalotes, vinaigre, vin blanc, épices, poivre, citron. La première recette française est celle d’Antoine Beauvilliers (l’Art du cuisinier, 1814). Elle devient une saumure de champignons dont le jus est réduit en demi-glace après y avoir ajouté poivre, laurier et anchois pilées. Ce ketchup aux champignons est la recette de référence qu’on retrouve dans de nombreux livres de recettes en France, par exemple chez Viard (Le cuisinier royal, 1838) et Alexandre Dumas (Le grand dictionnaire de cuisine, 1870) ainsi qu’en Angleterre pendant tout le 19e siècle. Mais, aux Etats-Unis, on y introduit dès 1801 de la tomate. Le ketchup a évolué pour devenir le tomato ketchup, une sauce acidulée sucrée. En 1876, un certain Monsieur Heinz met en bouteille le tomato ketchup, qui passe ainsi du stade artisanal au rang de produit industriel. Le ketchup industriel devient la sauce phare des fast food et concurrence la moutarde.Le ketchup est devenu un produit industriel qui a perdu toute subtilité gustative.

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Henry John Heinz

Vous voyez, c’est évident, aucun rapport avec notre gastronomie !

Et pourtant ! C’est oublier que le ketchup est à l’origine une sauce à base de saumure de poisson et que l’une des caractéristiques de la cuisine de la Méditerranée est son goût pour les poissons salés : anchois salés des antipasti italiens, anchois marinés des tapas espagnols, thon mariné du lakerda grec, turc ou égyptien. Purées de poisson comme le mélet de Martigues ou le pissalat provençal (qu’on mettait autrefois dans la pissaladière). Le pissalat niçois a des cousins du côté de l’Italie proche : machetto aux anchois, sardenaira aux sardines de Ligurie ou sardella de Calabre. Œufs de poissons salés ou caviar de la Méditerranée comme la boutargue de France et d’Italie, le batarekh égyptien ou le tarama grec.

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Boutargue Memmi

Mais la plus belle histoire est celle du jus de poisson salé ou de la saumure de poisson :

Il était une fois la cuisine de Mésopotamie. On la connaît grâce à quelques tablettes d’argile gravées d’écriture cunéiforme, déchiffrées par Jean Bottéro, un ex-dominicain réduit à l’état laïc pour avoir un peu trop comparé les textes mésopotamiens à la Bible et devenu historien expert assyriologue. Plusieurs recettes parlent du siqqu, une saumure de poisson. Puis les Grecs décrivent le garos, une saumure de poisson. Les Romains l’appellent garum, il devient à la mode à Rome dans les classes dirigeantes au 1e siècle avant J.C. On le met à toutes les sauces dans la cuisine romaine antique. Il sert de condiment luxueux en remplacement du simple sel aromatisé et se retrouve dans la plupart des plats. En médecine hippocratique, le garum empêche d’approfondir les ulcères corrosifs, il est bon contre les morsures de chiens et c’est un remède en cas de sciatique et de maux de ventre.

Le garum est fabriqué avec des variétés de poisson différentes, poissons entiers ou simplement abats. Ces poissons sont salés et aromatisés avec des herbes aromatiques qui varient selon les producteurs : fenouil, coriandre, aneth, menthe, céleri, etc. Cette préparation va ensuite se décomposer au soleil pendant environ deux mois, l’été. On la remue régulièrement. Puis on la filtre.

Cela ne vous rappelle rien ? Mais oui, le nuoc mâm indochinois !

En fait, la fabrication du garum a été la première industrie agro-alimentaire du bassin méditerranéen. On a retrouvé à Pompéi des vases et des amphores de garum ou d’allec (une variété bas de gamme du garum). Certaines de ces amphores ont été trouvées dans la maison d’Aulus Umbricius Scaurus, le producteur de garum le plus célèbre de Pompéi.

Les archéologues ont pu fouiller, dans plusieurs régions de la Méditerranée, de vastes unités « intégrées », au sens moderne du terme. On retrouve, en effet souvent regroupés, à l’embouchure de certains fleuves ou à proximité des zones de pêche, sur le trajet des bancs de poissons : salines et chantiers de construction des bateaux de pêche, ateliers de fabrication de matériel de pêche ou d’amphores. L’archéologie a permis de déterminer que les « usines » de salaison de poisson sont organisées rationnellement. La fabrication du garum industriel semble standardisée. Des usines de salaison ont été retrouvées en Andalousie, au Maroc, au Portugal, en Bretagne, à Antibes et Fréjus, en Crimée, en Croatie.

Après la chute de l’empire romain, le garum a pratiquement été oublié en Europe occidentale médiévale. Il a survécu dans l’empire byzantin et en Turquie, sous le nom de garos jusqu’au 19e siècle. En Italie, dans la région de Salerne, au sud de Naples, colonisée par les byzantins jusqu’au 11e siècle, le garum est devenu colatura di alici, encore fabriquée aujourd’hui à côté d’Amalfi. Il s’est transformé dans le monde arabe, devenant murî en Andalousie arabe, en Egypte et à Bagdad. Murî de poisson, proche du garum et du nuoc mâm ou murî de céréales, proche de la sauce soja.

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Colatura di alici

Comme le garum était intégré dans la haute cuisine romaine, le murî était une sauce de la gastronomie arabe des 10e au 13e siècle.

Puis on a oublié, en Méditerranée occidentale et orientale ces saumures de poisson, tout en gardant le goût pour les poissons, les purées ou les œufs de poisson marinés et salés.

Quand le ketchup asiatique est arrivé au 17e siècle, la gastronomie l’a naturellement intégré, comme nous l’avons vu. Puis le ketchup est devenu tomato ketchup, associé au fast food. Il s’est industrialisé, il a dégénéré !

Une des premières bouteilles de Ketchup Heinz

Une des premières bouteilles de Ketchup Heinz
Nos papilles sont fortement influencées par les idées que nous avons de la nourriture. Les Français n’imaginent pas pouvoir manger des sauterelles ou des larves de coléoptères, succulentes pour les Africains, les Anglais détestent les cuisses de grenouille ou les viandes bleues, les omelettes baveuses, les Japonais dépensent des fortunes pour du thon rouge qu’ils font disparaître de Méditerranée à force de les sur-pêcher, le porc est interdit dans plusieurs religions. Le caviar est un produit de luxe alors qu’il était quasiment inconnu au Moyen Age, comme les truffes, le saumon l’était encore il y a moins de 50 ans alors qu’au Moyen Age des ouvriers se plaignaient qu’on leur en servait trop souvent.

Bref, les idées sur un bon produit, un produit de luxe, un produit gastronomique sont très évolutives et variables à travers les lieux et le temps. Il en est de même pour le ketchup. On a aimé, puis détesté les sauces aigres-douces selon les époques en France. On les redécouvre avec la cuisine asiatique. Intéressant d’avoir un autre regard sur le ketchup, n’est-ce pas ? Un ketchup de qualité pourrait enrichir notre palette de sauces froides. Nous avions conçu autrefois, à 2, un ketchup à base de pêche et non plus de tomate. Mais il aurait fallu la puissance des grands groupes agro-alimentaires pour l’imposer, car changer l’image d’un produit n’est pas chose aisée.

Recette de ket-chop ou soyac, du Cuisinier Royal de Viard, édition de 1836

Ayez douze maniveaux de champignons; épluchez-les, lavez-les, émincez-les le plus possible; ayez une terrine d’office neuve; faites un lit de champignons de l’épaisseur d’un travers de doigt, saupoudrez-le légèrement de sel fin, ainsi de suite, lit par lit, jusqu’à ce que vos champignons soient employés; ajoutez-y une poignée de brou de noix. (Au sujet du brou de noix, ayez-en dans la saison, mettez-le dans un pot de terre, salez-le, couvrez-le bien et servez-vous-en au besoin.) Cela fit, couvrez votre terrine d’un linge blanc, fixez ce linge avec une ficelle, et recouvrez votre terrine avec un plat quelconque. Laissez quatre ou cinq jours vos champignons se fondre, tirez-en le jus au clair, et exprimez-en le marc, à force de bras, au travers d’un torchon neuf; mettez ce jus dans une casserole, faites-le réduire, ajoutez-y deux feuilles de laurier; vous prendrez une livre de glace de veau ou autre; mettez avec ce jus des champignons, ajoutez-y quatre ou cinq anchois pilés, une cuillerée à café de poivre de Cayenne; faites réduire le tout presqu’à demi-glace; ôtez-en les feuilles de laurier, et laissez-le refroidir; ensuite mettez-le dans une bouteille neuve bien bouchée, et servez-le avec le poisson.

Nota bene : un « maniveau » c’est un petit plateau d’osier sur lequel on présente certains comestibles destinés à la vente; en partic., petit panier contenant cinq ou six champignons de grosseur moyenne. Trésor de la langue française.

Source: le blog de Nogat.

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D. Furtif
Administrateur
D. Furtif
10 septembre 2012 16 h 32 min

J’aime bien les articles de Nogat.
Quand vous aurez lu les 700 Nartics et les 22 000 commentaires de Disons.fr, je vous invite à aller lire le blog de Nogat qui est excellent.

ranta
ranta
10 septembre 2012 16 h 46 min
Reply to  D. Furtif

Yesssss, 700 articles ! de quoi ridiculiser le morice de permanence :

Par morice (xxx.xxx.xxx.227) 10 septembre 16:10

Très honnêtement je dois vous dire que votre état psychologique m’inquiète… Vous êtes visiblement stressé, très énervé et avec les nerfs à fleur de peau.

vous pourriez éviter de nourrir vous-même les trolls : vous jouez au con, là ; complètement ! vous ne rendez même pas compte ce ce que vous écrivez : regardez-les venir en meute dès qu’un seul à mordu : or ce sont TOUS ceux de l’équipe virée en 2008 d’Agoravox et dont le site n’est plus qu’un cadavre sous-alimenté péniblement nourri par un jaridinier qui ne connaît rien de l’éducation nationale, un russe blanc et un entraîneur de foot raciste.

😆 😆 😆

Léon
Léon
10 septembre 2012 18 h 18 min
Reply to  ranta

Hi, hi… Encore Momo, encore ! Mmm, c’est bon… 😆 😆 😆

Léon
Léon
10 septembre 2012 18 h 21 min
Reply to  Léon

Au fait, où est l’injure dans « Russe blanc » ? MDR…
Désolé, Nogat de polluer, mais les occasions de rigoler sont trop rares…

Lapa
Administrateur
Lapa
10 septembre 2012 18 h 31 min
Reply to  Léon

Tsariste. Ennemi du peuple et de la révolution.
On remarquera que ce morice là à rehaussé son vocabulaire, il n’éructe pas que le mot FACHO NAZI. Ce doit être le morice avec un peu d’humour.

Euh sinon merci Nogat et bienvenue!

ranta
ranta
10 septembre 2012 20 h 59 min
Reply to  Lapa

Heu Lapa, les 3/4 ont été viré, c’était le chtarbé de Tourcoing pur jus 😆 les insultes étaient là, entre autres « virer moi ce connard » et les mensonges aussi.

Bonjour Nogat, et je m’excuse, c’est moi le fautif.

Léon
Léon
10 septembre 2012 16 h 41 min

Oui, tout ce qui touche à la bouffe, est passionnant. J’aime beaucoup aussi ses articles et je suis bien content qu’on en publie.

ranta
ranta
10 septembre 2012 16 h 48 min

Et bin moi j’avais déjà commencé à le lire son blog. Nananère !

Il semble y avoir une constante dans le ketchup, d’où qu’il vienne : il a des anchois dedans.