Retour sur la fusion ratée EADS-BAE

Bien que retraité de la chose économique et bien content de l’être, il m’arrive, de temps en temps, par pur masochisme ou curiosité malsaine, de me replonger dans les rouages du capitalisme.  Envie parfois de comprendre un certain nombre d’événements qui passent généralement  au-dessus de la tête d’à peu près tout le monde, tellement c’est compliqué et à bailler d’ennui.

Là c’est l’histoire de la fusion ratée d’EADS et BAE, abondamment commentée par les journaux économiques, qui a retenu mon attention. Quelquefois, à examiner de près le fonctionnement précis d’une opération, on en apprend plus sur un système que par des livres de théorie. [1]

Alors EADS, d’abord.

(European Aeronautic Defence and Space company)

C’est un groupe gigantesque de l’industrie aéronautique et spatiale, civile et militaire, globalement le sixième ou septième mondial mais leader dans plusieurs secteurs (les hélicoptères, lancement de satellites avec Ariane-espace, et premier ou deuxième dans l’aviation civile avec Airbus). Il est issu d’une série affolante de cessions, fusions, acquisitions dans lesquelles une chatte ne retrouverait pas ses petits et dont Wikipedia donne le déroulement dans ce graphique.

Il comprend quatre divisions : Airbus pour l’aviation civile, Eurocopter pour les hélicoptères civils et militaires, Cassidian pour l’armement et la sécurité et enfin Astria pour l’espace, comprenant Ariane-Espace. Incidemment, EADS est également actionnaire à plus de 46 % de Dassault.

Les actionnaires de ce groupe sont européens, disons, franco-allemands pour l’essentiel. L’Etat Français y détient 23 % du capital à travers une holding dont on vous passe les détails, mais où il a un droit de veto.

Côté allemand, c’est moins clair, l’actionnaire de référence est Daimler qui en détient autant, c’est le principe dit « de parité » dans le pouvoir sur EADS, sauf que l’Etat allemand hésite depuis toujours à vraiment entrer dans le capital et y détient des parts sans droits de vote ! Au contraire de ce qui se passe en la très libérale Grande Bretagne, le capitalisme rhénan est un mélange complexe d’interventionnisme étatique et de liberté économique, mais les liens entre l’Etat et l’industrie sont quasi consubstantiels, quoique sous une forme originale et éloignée de la manière française. Allons à l’essentiel: rien ne peut se faire à l’intérieur de ce groupe sans l’accord d’un certain nombre d’actionnaires privés mais aussi le consentement des autorités allemandes et françaises.

Jusqu’en 2003, il y avait deux co-présidents, un Allemand, un Français. Entre 2003 et 2012, il n’y plus qu’un seul président, Louis Gallois. Depuis mai 2012, il s’agit d’Arnaud Lagardère. (Au passage, on a de quoi être un peu sidéré de la composition du CA de EADS, en particulier de la présence de Lakshmi Mittal…)

Voyons BAE Systems, maintenant

( British Aerospace Systems…)

Si EADS est un groupe gigantesque, là on a affaire à un monstre : le premier groupe mondial devant Boeing, en matière d’armement et d’aérospatiale, produisant aussi bien des avions, des chars, des fusils que des sous-marins nucléaires.
Issu, lui aussi, d’un très complexe processus de fusions-acquisitions, prises de participations dont le détail est à déconseiller aux migraineux, BAE Systems n’a aucun actionnaire de référence, c’est une entreprise totalement privée, à la mode anglo-saxonne, avec plus de 80 % de son capital dit « flottant ». En revanche, fournisseur exclusif de l’Etat britannique, ce dernier la contrôle, de fait, par ce biais. Quoique, dans ce genre de situation « à la libérale », mais sur un marché monopolistique bilatéral, le doute peut toujours subsister sur le fait de savoir qui contrôle qui… On est, toutefois en Grande Bretagne avec une culture forte de séparation des pouvoirs.

La question de la fusion éventuelle dans un cadre européen des ces deux géants n’est pas nouvelle, Jean-Luc Lagardère, alors qu’il était l’un des deux coprésidents d’EADS l’avait déjà envisagée dans les années 2000 et on peut signaler que BAE Systems est déjà actionnaire minoritaire d’Airbus industries, l’une des entreprises contrôlées par EADS.

Si la question est revenue sur le tapis ces dernières semaines, l’initiative en revient aux dirigeants de BAE, à la suite, paraît-il, de l’échec de leur avion Eurofighter Typhoon sur le marché Indien. Cet avion de combat, construit en coopération dans un consortium qui incluait le Royaume Uni, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, (pas la France, donc), s’est trouvé en concurrence, dans un appel d’offre de l’Etat Indien, avec le Rafale de chez Dassault. Le contrat n’est pas encore signé avec l’Inde, mais au terme du processus d’essais, le Rafale l’a emporté sur son concurrent— et d’ailleurs sur tous les autres concurrents. Ce sera donc, peut-être, le premier gros marché à l’exportation pour cet appareil.
L’une des solutions préconisées par des cadres de BAE pour faire cesser un concurrence jugée, ici, ruineuse, était une fusion des deux groupes. Des pourparlers secrets avaient débuté, mais avaient fuité dans la presse.

Dès le départ il y a eu des difficultés ; la France voulait conserver ses emplois, l’Allemagne voulait préserver la parité franco-allemande, la Grande-Bretagne voulait une grande indépendance de gouvernance pour le nouveau groupe…

Alors que Britanniques et Français étaient tout de même arrivés à un accord, celui de l’Allemagne n’est jamais venu, les négociations ont été interrompues, la fusion n’est plus à l’ordre du jour.

On a sans doute mis un peu vite cet échec sur le compte d’Angela Merkel qui a décidément le dos large et que l’on aime, de plus en plus, en Europe, voir en maîtresse dominatrice et empêcheuse de tourner en rond.

Si l’on en croit la presse-autorisée-qui-s’autorise, comme dirait Coluche, elle s’y est effectivement opposée, mais en faisant valoir des craintes qui, après tout, peuvent paraître justifiées. Cette fusion aurait engendré un Leviathan monstrueux par sa puissance technologique, financière et économique, dans lequel l’Allemagne se serait trouvée marginalisée au profit d’un axe franco-britannique. La parité franco-allemande aurait disparu et il aurait fallu, côté allemand, que l’Etat se décide, pour le coup, à acheter à Daimler les actions nécessaires pour y exercer le même pouvoir que les autres. Il y avait, de plus, à craindre, très vraisemblablement des transferts d’activités hors d’Allemagne, notamment en Grande Bretagne, avec des pertes d’emplois à la clé que les syndicats allemands avaient immédiatement pointées du doigt.
La chancelière est pourtant très critiquée outre-Rhin pour son rôle dans cet échec.

Mais c’est oublier qu’il y a d’autres responsabilités dans cette histoire et, notamment celle de certains gros actionnaires d’EADS, en particulier Arnaud Lagardère et les dirigeants de Daimler.

Cette fusion en effet, marginalisant le poids du groupe Lagardère, aurait entraîné, au moins à court terme, une perte de valeur boursière de la participation de ce groupe dans EADS, perte immédiatement anticipée par les marchés, dès le projet connu. Or Arnaud Lagardère n’a jamais fait mystère de son intention de vendre le plus tôt possible, dès le lancement de l’A 350 d’Airbus, ses parts d’EADS : financièrement parlant, la fusion pour lui et les autres actionnaires principaux était donc une mauvaise affaire du point de vue de ce projet de revente.

Il s’y est donc opposé, s’attirant, d’ailleurs, au passage, des critiques et des comparaisons peu flatteuses avec feu son père.

Mais du côté de Daimler ce n’est pas tellement mieux. Il se trouve, en effet, qu’au termes d’un pacte d’actionnaires très bizarre  conclu lors de la création d’EADS, Daimler possède 22,5 % des droits de vote, mais seulement 15 % du capital, ce qui veut dire que les 7, 5 % d’actions détenues par l’Etat allemand sont sans droit de vote !  La cession d’une partie ( une nouvelle tranche de 7, 5 %) du capital détenu par Daimler à l’Etat allemand pour réaliser cette fusion, via la banque publique WkF et le consortium semi-public Dedalus (le bien nommé…) aurait abouti à une participation de l’Etat allemand de 15 % mais… sans droits de vote suffisants pour y exercer de pouvoir.  Et donc, la valeur qu’aurait pu tirer Daimler de la vente de ces parts aurait été faible. Aussi, les dirigeants et actionnaires de l’entreprise ne montraient pas, eux non plus, grand enthousiasme pour cette opération. [NDLR: autant le dire, ce point manque de clarté et est très mal documenté sur le net. Ces explications sont donc sous réserve…]

Dans cette histoire, les responsabilités sont donc assez largement partagées. Le paradoxe, c’est que ce sont les Britanniques qui ont été les moteurs de ce projet et que, à part l’Etat français, ils n’ont trouvé aucun soutien.

Maintenant, en quoi tout cela nous concerne-t-il ? Je me le demande.

Oublions les questions strictement économiques, cette affaire se télescope ces jours-ci avec le prix Nobel de la Paix attribué à l’Europe, pour avoir été capable, entre pays de l’Union, d’y avoir maintenu la paix depuis plus de 60 ans sur un continent ravagé par les guerres durant des siècles et même de l’avoir imposée dans les Balkans.
Elle se télescope également, c’est le hasard, avec les textes émouvants de préfaces du code Justinien proposés par Iskender sur Disons :
« La défense et la prospérité de l’État ont leur source dans les armes et les lois. C’est par elles que l’heureux peuple des Romains a toujours été supérieur aux autres peuples, et les a toujours dominés, comme c’est par elles qu’il conservera toujours ce haut rang,[…] ».
Comme on le sait, on n’est pas tellement partisans, ici, du relativisme culturel. Et il me semble qu’il y a dans la technologie, y compris hélas celles des armes, un concentré d’habileté et de culture…
-oOo-
[1] Il est demandé toutefois au lecteur une certaine indulgence pour d’éventuelles erreurs, l’information précise et détaillée sur certains points n’est pas  facile à trouverLa principale difficulté consiste à comprendre en quoi consiste ce fameux pacte actionnarial d’EADS et en quoi la fusion aurait obligé à le modifier. Les seules explications que l’on trouve sont à peu près incompréhensibles.

Pour compléter :

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3 Commentaires
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D. Furtif
Administrateur
D. Furtif
15 octobre 2012 16 h 13 min

Merci à Léon de nous offrir le fil d’Ariane qui aide à démêler ce labyrinthe d’apparences et d’intérêts obscurs.
Je suis surpris de ne pas retrouver le Minotaure Boeing au fond de cette histoire.

Lapa
Administrateur
Lapa
16 octobre 2012 16 h 54 min

si j’ai bien compris:
Le grand Perdant est l’esprit européen que les trois Etats concernés ont oublié au profit de petits calculs financiers ou d’amour-propre.

??

Léon
Léon
16 octobre 2012 17 h 53 min

Certainement Lapa. Là le morceau était visiblement trop gros…