Comme Kolkata (Calcutta) dont elle est la capitale, la ville de Darjeeling se trouve au Bengale Occidental, tout près des frontières du Népal à l’ouest et du Sikkim au nord. Et tout ce qui touche à ses frontières rend complètement parano l’Etat Indien depuis la partition du Pakistan lors de son indépendance. Avant de se rendre dans l’ex-ville de villégiature d’été des colons anglais fuyant les chaleurs torrides de la mousson, il faut donc avant tout se procurer un permis de séjour auprès de la tentaculaire et caricaturale administration publique indienne.
Juin 1981, Calcutta. Bureaux poussiéreux, sales et funèbres du Foreign Office. Tas d’employés sinistres qui boivent des thés en signant de temps en temps un papier d’un air maussade, en s’envoyant les gens de l’un à l’autre, faisant remplir un cahier à tout arrivant, un tas de renseignements tout droit sortis de chez le père Ubu, une demi-heure d’attente pour le principe, une demi-heure pour se faire délivrer les permis inutiles par un fonctionnaire fonctionnarisant à outrance quasi enseveli sous des piles de papiers qui s’entassent depuis presque toujours, qui épie la moindre virgule, la moindre boucle de 2 mal faite, qui relie 4-5 fois ces misérables bouts de papier, vérifiant avec nos passeports, répétant nos noms, nos dates de départ, nos dates de retour, nos numéros de passeport 5-6 fois avant de nous délivrer enfin le petit bout de papier jaune nous permettant d’aller à Darjeeling. La bureaucratie indienne est une des pires, des plus flemmardes et des plus inefficaces du monde.
Celdah Station. Des meutes de morveux, mendiants collants comme des mouches – « Bakchich, bakchich ! » – et tous ces errants lugubres et maigres qui tendent la main sans un mot, le regard vide ou suppliant, toujours résigné. Dur. Dans le train pour New Japaïlguri, dernière étape en pas trop haute montagne avant d’attaquer les contreforts de l’Himalaya, c’est le bordel cacophonique comme d’habitude. Frère opium nous aide à dormir un peu avant le doux réveil : « CHAÏ, CHAÏ, CHAÏ, CHAÏ, CHAÏ, CHAÏ », hurlements des vendeurs de thé au lait ambulants sur le quai de la gare, le plein de cafés au lait, un peu de lecture, quelques cahots, le gigotement et le jacassement habituel des Indiens. On arrive à New Japaïlguri au petit matin. Un fonctionnaire aimable contrôle nos permis pour Darjeeling, on attend la correspondance deux heures, et en plus il y a deux heures de retard… Pas frais les mecs.
Dans le « Toy train » qui mène à Darjeeling
Le minuscule et très folklo choo-choo train arrive : bouts de bois repeints en vert sapin mat, locomotive antédiluvienne vomissant d’intenses brouillards de fumées noires et d’escarbilles énormes. C’est le rush. Tout le monde veut passer avant tout le monde, comme d’habitude en vociférant, hurlant et s’entassant. Jolis engorgements. On se trouve quand même des places peinardes et ventilées. Après que l’ordre des wagons et les places des trois locomotives ait changé plein de fois sans raison logique apparente et même sans doute sans raison du tout autre que bureaucratique, le tortillard se met en route, un bolide, 10 km/h sur le plat. Les paysages sont verdoyants et agréables, les villages pauvres mais pas miséreux. Ça nous change de notre paysage de morveux et adultes mendiant à notre fenêtre sur le quai de la gare, mains tendues, répétant métronomiquement « Bakchich, bakchich ! ». Au bout de 300 mètres, le tortillard stoppe dans une gare de tôle ondulée et y reste un bon quart d’heure sans motif apparent. Tout le long du voyage, il s’arrêtera tous les 500 mètres ou presque, pour changer l’ordre des wagons, la place des locos, couper le train en deux, le réunir, le recouper, changer à nouveau l’ordre des wagons. Les rails coupent et recoupent sans arrêt l’étroite route qui mène en serpentant et en montant vers Darjeeling, occasionnant de jolis ballets klaxonnants de trains et de camions. Le petit teuf-teuf aborde bientôt la forêt. Marrant, de se trimballer dans cet engin fumant et brinquebalant au milieu de la végétation toute proche, comme sur un sentier !
Panoramas superbes à mesure qu’on s’élève, culs et dos meurtris par la dureté des banquettes en bois et les cahots. Pauses de plus en plus fréquentes pour refroidir la chaudière qui hoquette dangereusement, changer l’ordre des wagons, de la locomotive, boire un coup, remplir des masses énormes de papiers administratifs probablement inutiles, embarquer des tas d’Indiens encombrés d’incroyables bagages… Ça commence à faire chier, à la fin. Au bout d’un moment, crac, il faut changer de train, il y a un tas de pierres sur la voie avec un drapeau rouge interdisant de passer. C’est le rush. Tout le monde s’entasse dans un train deux fois plus petit. On n’a pas de places. On secoue un peu beaucoup les préposés indiens fainéants et lamentables jusqu’à ce qu’ils nous trouvent des sièges sur les banquettes rembourrées des premières classes. On est entourés d’Indiens chiants prenant toute la place. On s’engueule avec eux. Le tortillard continue son horripilant manège « pittoresque » au cœur des forêts dont les branches fouettent ses flancs, en ahanant et hoquetant de plus en plus jusqu’au moment où il s’arrête sur quelques violentes pétarades et des geysers de fumée. C’est la panne. Des heures bloqués dans un petit village, à fumer des clopes, à se faire piquer nos chaïs par ces enfoirés d’Indiens en goguette, fulminer contre eux en allant de temps en temps jeter un coup d’œil à la bande d’incapables bout de scotch et fil-de-fer qui cherchent à réparer la chaudière avec des outils hallucinants.
On était en train de marchander avec un Tibétain pour qu’il nous emmène à Darjeeling dans sa Land Rover lorsque, tuut, tuut, c’est la chenille qui redémarre, en voiture les voyageurs, du retard y en a déjà quatre heures, les incapables ne l’étaient pas tant que ça, ils se démerdaient avec les moyens du bord. Nos fellows Indians de 1ère classe sont toujours aussi chiants, bruyants et arrogants. Trois kilomètres après, nouvel arrêt brutal : deux Indiens, l’un conduisant un camion, l’autre un bus, ont voulu passer en même temps par l’étroit corridor de bitume entre le parapet et la voie de chemin de fer. Ils se sont coincés mutuellement, et ils ont l’air aussi cons qu’un couple de chiens qui n’arrive plus à se séparer après le coït. Après quelques tentatives infructueuses, ils réussissent quand même à se libérer, et ça repart, même topo : insupportable. Frère Opium nous donne un coup de main pour nous empêcher de faire un massacre ou une hernie. Il est 23h00 quand on arrive à Darjeeling avec 7 heures de retard et plus de 2000 mètres plus haut. Il fait super froid, on est crevés, on se fait emmener dans un dortoir, le genre étudié pour basse-cour touristique indienne, propre. Du thé brûlant, un stick. Ouf, c’est fini.
Aaah ! La fraîcheur de l’altitude ! Finie la fournaise de Calcutta ! Balade sur les flancs escarpés de Darjeeling, pins, sapins, magnifiques vues plongeantes sur les panoramas pastels. Dans les rues, plein de jeeps et de Land Rovers bondées et klaxonnantes, de bus et de camions bondés et klaxonnants, d’Ambassadors bondées et klaxonnantes, de groupes de touristes indiens jacassant et ricanant bêtement, mais aussi de Tibétains et Tibétaines qu’il fait bien plaisir de revoir, quelques Népalais sous leurs topis, et même des sherpas et des porteurs ployant sous leurs lourdes charges. Dommage qu’il y ait ces putains de touristes indiens et tout ce boucan, sinon Darjeeling serait vraiment un lieu de rêve, avec ses belles architectures enserrées dans la forêt, ses plongées vertigineuses sur la beauté de la vallée, son atmosphère bien tibétaine… Enfin, c’est toujours mieux que Calcutta…
Cuite au tchang dans l’artisanal camp de réfugiés Tibétains
En route à piede pour le Tibetan Refuge Self-Help Center. Les touristes indiens font bêtement du poney sur les routes en lacets, on se perd un peu et arrive jusqu’à River Hill et son agréable jardin, essaie de descendre par des sentiers glissants à pic qui se terminent en cul-de-sac, remonte dans la terre glissante et finit par arriver au TRSHC. Quelques bâtiments en dur entourés de maisons de planches et de tôle ondulée où les souriants, beaux et chaleureux Tibétains et Tibétaines travaillent au filage, tissage de la laine, à la peinture, la sculpture sur bois, etc., tous produits achetés et commercialisés par une ONG, les fenêtres ouvertes sur les magnifiques panoramas des verdoyantes vallées, plantations de thé accrochées à flanc de montagnes.
On se bouffe des momos (de délicieux raviolis de viande avariée et épicée) et boit du tchang (délicieuse bière d’orge fermentée généralement pourrie de bacilles) dans la gargote du camp en discutant avec un jeune Tibétain sympa qui travaille à la laiterie. Vraiment ouverts et intelligents les Tibétains – pas comme ces abominables et monstrueux touristes indiens middle-class qui arrivent, hideux et arrogants, par Jeeps entières, déambulant minablement et avec une morgue méprisante et raciste dans le camp de réfugiés avant de repartir dans de sordides envolées de moches saris en nylon.
Après avoir visité un peu les divers ateliers d’artisanat, on retourne à la taverne pour se saouler la gueule au tchang. Tablées de Tibétains saouls, souriants et hilares, accès de prohibitionnisme de la taulière – « Tchang, tsaïna ! » (« Du tchang, y en a plus ! »)- qui ne dure pas : les théières de fer blanc valsent, tout le monde picole dur, hommes et femmes, dans une joyeuse ambiance que nous savourons parfaitement. Vive le peuple Tibétain ! On est complètement bourrés quand on ressort de la taverne. Dur, de grimper les raidillons des collines avec le rhume qui bouche les narines, le tchang qui cogne aux tempes et alourdit les jambes, le Soleil qui plombe juste avant l’averse de mousson… De légères mais tenaces nuées n’en finissent pas de s’effilocher, s’accrochant éphémèrement aux flancs des montagnes au gré du vent.
Mantras aux lampes à beurre dans le monastère bouddhiste
L’aube à Darjeeling : valse des bidons de lait, la ligne de crêtes neigeuses de l’Himalaya pâle et transparent derrière une légère brume, l’immensité du ciel d’azur. Après le breakfast, en route pour le monastère de Ghoom sur la route qui serpente à flanc de colline, en contemplant le paysage un tiers nuage, un tiers brouillard et un tiers montagnes verdoyantes où moussent les feuilles des théiers. De légères brumes escaladent, mœlleuses, délétères et agiles, les flancs des collines où se dressent, droits et simplement beaux, des bouquets de pins.
On fume une Wills Virginia au bord de l’abîme de brume qui parfois, au gré du vent, nous révèle un bout de vallée parsemée de maisons blanches noyées dans la verdure, le va-et-vient incessant des bus, jeeps, camions et Land Rovers bourrés de lugubres et hideux touristes indiens entassés comme des sardines à l’huile rance. En contrebas, deux chèvres broutent (scronch, scronch, scronch) des marguerites. On nous apporte du thé, il fait frais et bon, tout est beau, quelle bénédiction !
Le monastère bouddhiste de Ghoom : toit de tôle ondulée peinte en jaune vif émergeant des pins, vielles Tibétaines faisant inlassablement le tour des bâtiments en murmurant-marmonnant leurs mantras au fil des chapelets, bonzillon en robe pourpre lavant ses chaussettes dans de vieux bidons de fer blanc, drapeaux votifs claquant au vent… A l’intérieur du temple, un vieux moine prie, presque invisible. C’est bon de retrouver l’atmosphère chaude d’un temple tibétain, de méditer sous le regard bleu limpide d’un hiératique Bouddha d’or, dans le silence des lampes à beurre qui se consument. Ici, cela semble tout naturel de méditer, de rentrer à l’intérieur de soi, à l’intérieur du monde. Toutes les statuettes des Boddhisattvas vous y invitent de leurs gestes gracieux. Dans la salle de prière pleine de thangkas, de Bouddhas et de démons grimaçants et dorés derrière les vitrines des armoires-autels, des moines, femmes et hommes, dorment sous d’épaisses couvertures, font tourner inlassablement les moulins à prières – OM MANI PADME HUM – en psalmodiant monotonement et profondément d’interminables mantras, tandis que les courants d’air font frémir les tissus de couleurs vives qui pendent du plafond. Une femme arrête un instant sa récitation pour me gratifier d’un chaleureux sourire comme seuls les Tibétains savent en faire fleurir…
Bon, ça empuantit quand même l’atmosphère ces lampes à beurre, la récitation monocorde des mantras et les bondieuseries même tibétaines finissent par nous gonfler, genre Capitaine Haddock avec le grand mufti de l’Himalaya. On revient en ville se bouffer des momos et boire du tchang dans un resto tibétain. C’est là qu’on rencontre Kunsang Nampol, un Tibétain du troisième type.
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Ah bien !
Ce récit a une trame sur laquelle on pourrait faire un album de Tintin , suffirait de monter un scénar mi-loufoque mi Dupont et Dupond .
Je les verrais bien les deux enquêteurs habillés d’ un sari , coiffés d’ une theïère rustique manger des momos en buvant une Tchang et essayant de faire cracher le morceau au tenancier au sujet de l’ affaire des cinq tonnes de beurre rance évaporés dans la nature non loin du dépot de riz du général Jambalabum ….:-D
Très intéressant. On en veut encore… 😀
Bin oui à part ça rien à dire c’est le point faible des bons articles , ils rendent un peu muets
Sauf à répéter que depuis le premier tu prêches désormais un convaincu ferme et définitif…
DDD
@ Furtif
Ché pas… Tu pourrais faire remarquer que j’ai un bon coup de crayon pour dessiner les plages mélancoliques et les autels tibétains, un truc comme ça ?
Et puis les voyages où tout se passe confortablement et normalement comme prévu sont d’un chiant… Enfin, je pense, ça ne m’est jamais arrivé !
Je viens saluer l’auteur de cet excellent article. Je me demande à quelle vitesse moyenne ce tortillard a pu faire le trajet. A la vitesse d’un homme à pied, dans les 5 Km/h ? Et quel sentiment peut dominer quand on a 7 heures de retard et en même temps une expérience unique au vu de la description ? Est-ce la satisfaction, est-ce l’énervement ? Et le « momo », est-il plus tendre au Tibet qu’à Tourcoing ? Ca en fait des questions.
En attendant, encore bravo et j’attends la suite, non pas avec impatience, car l’auteur est maître de son rythme, mais avec envie.
@ Waldgänger
En montant, ce tortillard va moins vite qu’un homme à pied. Il nous arrivait d’en descendre pour nous dégourdir les jambes et le marcher à côté de lui pendant qu’il continuait à rouler, sans nous presser.
L’attente de 7 heures : c’est énorme vu d’ici, mais à l’époque, 3 ou 4 heures de retard pour un train était la norme. Au début ça énerve, puis on devient fataliste, comme les autochtones, vu que c’est pas en s’énervant qu’il arrivera miraculeusement en avance.
Le momo tibétain est nettement plus délicieux et sa viande nettement plus avariée que celle de Tourcoing. Faut voir les Tibétains les préparer avec des quartiers de viande bleuâtres couverts de mouches de la même couleur. Pas de répression des fraudes alimentaires là-bas ! Pareil pour la bière locale, le tchang. Passées deux ou trois heures après sa fabrication, ça devient vite un bouillon de culture vu qu’il n’y a rien pour la pasteusiser et la conserver au froid. Avec les momos et le tchang, pour un Occidental, il n’y a qu’une alternative : soit par principe de précaution sanitaire tu t’abstiens d’ingérer ce genre de trucs, soit tu te dis et basta, c’est tellement bon… Et tu fabriques tes anticorps !
Ce périple vers Darjeeling en fait rêver plus d’un. On s’y croirait. Tout est frais sauf les momos avariés