Dans les années 1970, je commande le navire océanographique Français « Capricorne » qui est basé à Abidjan en Côte d‘Ivoire. A partir de 1978, nous nous rendons assez souvent au Brésil avec des scientifiques de l’ORSTOM (devenu IRD) dans le cadre des missions FOCAL qui désignent le : « Programme Français Océan Climat Atlantique Equatorial » dont le but est l’étude des échanges entre l’océan et l’atmosphère dans la zone équatoriale entre l’Afrique et le Brésil. A partir de données chimiques et physiques, les scientifiques tentent de déterminer l’influence de ces échanges sur le climat à l’échelle de la planète et de prévoir les changements climatiques.
Au niveau du bord, ces missions ne posent pas de problèmes particuliers et c’est toujours avec plaisir que j’embarque pour une mission FOCAL. Nos missions se déroulent toujours de la même façon, départ d’Abidjan ou Dakar, travaux sur l’axe Cap des Palmes – Natal, relâche sur le rocher Saint Paul et à l’île de Fernando de Noronha, escale à Natal ou Recife puis retour sur Abidjan.
Situés au large du Brésil, l’îlot Saint Paul est un rocher isolé et l’île de Fernando de Noronha est aujourd’hui une base militaire brésilienne, après avoir abrité les bagnards brésiliens. Autour de ces îles comme dans les ports de Natal et de Recife nous avons des appareils immergés. Tous les six mois, nous passons relever les données des marégraphes, des courantomètres et changer les batteries.
Bien sûr, tout cela se fait avec l’accord du gouvernement Brésilien qui nous détache des militaires et des hydrographes de formation. Ceux-ci nous rejoignent en Afrique au départ du navire. Ces observateurs sont sympathiques, et j’en garde d’excellents souvenirs. C’est au cours d’un passage à Fernando de Noronha, le 17 avril 1984 que je me trouve confronté avec un problème de passager clandestin qui embarque avec mon accord ! En voulant rendre service à un Français à l’étranger, j’ai bien failli avoir des ennuis.
Nous arrivons le matin et je mouille le navire dans la baie de San Antonio. Informé par radio, le Gouverneur de l’île nous rend visite avec son secrétaire pour les formalités d’usage et honorer de sa présence mon invitation à déjeuner. Entre temps, une équipe de scientifiques et de marins se préparent à relever nos appareils, ce qui demande peu de temps. Cette opération terminée, nous pouvons appareiller en fin de matinée, mais comme le Gouverneur n’est jamais pressé de partir, il est délicat de mettre ce personnage à la porte, nous convenons d’un appareillage à 14h00. Je suis au carré, probablement à prendre un verre, avec le représentant du gouvernement brésilien, quand le matelot de quart vient m’annoncer l’arrivée imminente d’un homme à la nage.
Philippe Durand se présente en maillot de bain, il est français et a environ 20 ans. Il sollicite mon concours pour le déposer à Natal que nous devons rejoindre le lendemain matin. Son histoire est vieille comme le monde et d’une banalité affligeante. Embarqué sur un voilier comme skipper (C’est le terme qu’il emploie), il vient de faire la traversée Abidjan – Fernando de Noronha en compagnie d’un autre homme et d’une femme ! Vous avez compris, dans cette traversée, il manque une équipière et il y a un conflit dans l’équipage du voilier. Je ne comprends pas, en qualité de skipper, il aurait du être prioritaire ! Les jeunes maintenant, ça navigue et ça ne respecte même plus les traditions !
J’hésite car ce qu’il me demande est interdit par ma compagnie à moins de demander l’accord de mes supérieurs. Cela demanderait un certain temps et nous devons appareiller en début d’après midi. Philippe sait me convaincre en me disant que de Natal, il souhaite rejoindre Cayenne pour se présenter aux autorités et effectuer son service militaire. Je trouve cela beau et me rappelle ces films d’avant guerre où le héros après un chagrin d’amour s’engage dans la légion étrangère ! Sensible à l’argument patriotique et à sa peine de cœur, je lui donne mon accord et je lui demande de faire vite pour récupérer son passeport et son barda.
Les équipages des voiliers en escale sur l’île déposent leurs passeports aux autorités locales et les récupèrent au moment de leurs départs.
La baie de San Antonio est magnifique et me rappelle ces images de cartes postales des pays tropicaux. Je garde tout de même en mémoire que ces paysages idylliques ont abrité le bagne brésilien qui, j’en suis convaincu, à l’époque n’avait rien à envier à celui de Cayenne. Cette baie de San Antonio a un inconvénient, elle ne dispose pas d’appontement pour le débarquement des marins des navires au mouillage sur rade. Il faut débarquer sur une plage où il y a des rouleaux qui ne facilitent pas les choses.
Au moment d’appareiller, mon futur passager vient me trouver en m’expliquant que l’embarcation qui le transportait, pour rejoindre le bord, s’est retournée dans les rouleaux de la plage et que dans cet incident, il a perdu une partie de ses affaires et son passeport. L’officier de quart à la passerelle m’explique qu’en effet, aux jumelles, il a observé la scène et qu’il n’y a aucune raison de mettre en doute la sincérité de celui qui va devenir un passager encombrant.
Le Gouverneur de l’île toujours présent à bord intervient et me dit que la perte du passeport n’est pas un problème, qu’il a tous les renseignements concernant le document perdu et qu’il va me faire une lettre pour les autorités de Natal où Philippe Durand pourra débarquer sans difficulté. Le départ est retardé en attente du document du Gouverneur et ce n’est qu’en fin d’après midi que nous appareillons.
Le 18 avril 1984 au matin nous sommes à Natal et au Brésil comme dans tous les ports du monde, je règle dès l’arrivée les formalités d’usage.
Au Brésil, montent à bord en premier un médecin et un infirmier, qui après avoir contrôlé les carnets de vaccination, vaporisent dans le navire un insecticide que je paie à un prix exorbitant. Suite à cela, la libre pratique est accordée, le pavillon de santé est rentré et à cet instant, l’agent maritime, les autorités policières et douanières montent à bord.
Aux autorités, je présente les documents douaniers du navire, les déclarations personnelles de l’équipage et des scientifiques, je remets les livrets maritimes de l’équipage, les passeports des scientifiques et la belle lettre du Gouverneur de Fernando de Noronha en remplacement du passeport de mon passager. Le responsable de l’émigration ne reconnaît pas l’autorité du Gouverneur, et il me fait savoir par l’intermédiaire de mon agent maritime que le document que je lui présente n’a aucune valeur. Mon passager est clandestin pour les autorités de Natal. De ce fait, il lui est interdit de mettre les pieds à terre et il doit repartir avec nous ! En mer ! Je dois m’estimer heureux de ne pas écoper d’une amende !
Je me trouve dans une situation bien ennuyeuse parce que si cette lettre du Gouverneur n’a pas de valeur au Brésil, elle en a encore moins dans les autres pays du monde et à moins de faire escale en France, je me vois dans l’impossibilité de débarquer mon passager partout ailleurs. De retour en France avec le « Capricorne », il n’en est pas question dans l’immédiat et j’imagine mon clandestin en pension à bord pour un bon moment. Comment expliquer cette situation à mes supérieurs ?
Le 21 avril 1984, nous appareillons pour la suite de nos travaux qui nous mènerons à Abidjan. Je mets Philippe au travail et apparemment, il se plait bien dans sa nouvelle situation. Après avoir passé deux à trois jours avec les matelots sur le pont à ‘’piquer la rouille’’, il vient me trouver pour me dire qu’il souhaite faire le quart à la passerelle. Il prétend avoir de bonnes notions de navigation suite à un stage effectué à l’école de voile des Glénans. Il aimerait se perfectionner ! Comme je ne suis pas contrariant, qu’il souhaite apprendre, que je suis dans de bonnes dispositions et dans la ‘’panade’’ à son sujet suite à sa situation à bord ; j’accepte qu’il seconde l’officier de quart à la passerelle.
Peu de temps après notre départ de Natal, il me dit qu’il a ses parents à Abidjan ! Ça change tout, je lui demande des détails.
Avec ses parents et son jeune frère, Philippe est descendu en voilier de France jusqu’en Côte d’Ivoire. Son père, ayant trouvé du travail à Abidjan, décide d’arrêter momentanément leur voyage et c’est pendant cette période que Philippe embarque sur un autre voilier. La suite vous la connaissez et à la première escale le skipper rend sa casquette à son équipier jaloux. Quant il a fini de me raconter son histoire, je demande à Philippe s’il a informé les autorités de son départ de Côte d’Ivoire. La réponse étant non, je pousse un ouf ! de soulagement, j’ai la solution pour le débarquer, je reviens de loin.
A notre retour à Abidjan, je débarque en catimini mon passager, je le conduis en ville et après lui avoir remis de l’argent pour un taxi, je lui explique pour la énième fois ce qu’il doit faire : « ne jamais dire qu’il a quitté la Côte d’Ivoire » et après avoir rejoint le voilier familial, je lui conseille d’aller faire une déclaration de perte de passeport au consulat de France.
Le lendemain de notre arrivée, Philippe vient nous rendre visite avec son jeune frère. Il possède une attestation de perte de passeport et il va recevoir, dans les jours qui suivent, un duplicata du document qui lui a fait défaut lors de notre séjour à Natal. Cette affaire qui aurait pu être ennuyeuse pour moi, se termine bien.
Cette histoire sera rapportée à mes supérieurs et n’ayant pas confiance sur la version des faits, je préfère raconter mon aventure et c’est ce que je fais lors de mon premier passage à l’armement au cours de mes congés. Je suis le plus rapide, mon Patron n’est au courant de rien. Il est sympa, me reproche de ne pas l’avoir informé plus tôt et il me conseille à l’avenir d’être plus prudent.
En 1990, soit six ans après cette histoire, je reçois une gentille carte de vœux de Philippe Durand qui m’écrit de Taiwan ! où il a épousé une petite chinoise qu’il dit adorable. Avec la logique que j’ai apprise aux contacts de mes marins africains, j’en déduis que s’il la trouve toujours adorable c’est qu’il est tout jeune marié et qu’il a oublié l’équipière du voilier sur lequel il était le skipper.
Dans cette carte, Philippe me raconte ses petits boulots, ses aventures, il apprend le chinois et pour cause. Il me remercie encore une fois pour son agréable séjour effectué sur le « Capricorne ». Il ne me dit pas s’il a effectué son service militaire !
_______________________________________________________________________________________________________________________
Récit authentique d’un ami, rédigé par lui et reproduit ici avec son accord.
Lectures :10995
Aaaaaah, les articles de Xavier sont toujours un régal dont je ne me lasse pas !
La lecture du premier paragraphe me fait m’incliner bien bas.
En passant un petit truc qui peut aider
Bonjour Léon, bonjour tout le monde,
Quelques précisions.
Pour commencer, cette histoire n’aurait probablement pas pu se dérouler de nos jours.
A la fin des années 80 et pendant les 90, bon nombre de navires escalant en Afrique ont rencontré des problèmes de clandestins désirant émigrer. Certains candidats au départ préféraient les trains d’atterrissage des avions, d’autres les cales des cargos.
Pour ceux qui avaient choisi la voie maritime, leur sort n’était pas des plus « agréable ». Certains mourant étouffés dans des conteneurs, d’autres étant balancés par dessus bord carrément, au mieux ils étaient condamnés à un voyage interminable jusqu’à ce que le bateau retourne dans leur pays d’origine.
Les compagnies et les commandants étaient désarmés face à ces « désagréments ». Là-dessus est venu s’ajouter le dézingage du WTC.
Quel rapport entre un clandestin africain et le WTC ?
Après les attentats du 9/11, les USA, dans leur lutte obsessionnelle contre le terrorisme, ont imposé de nouvelles normes de sécurité aux bateaux touchant leur territoire. Ces normes ont été reprises et adoptées par l’Organisation Maritime Internationale (OMI) et s’imposent donc à tous les états sous l’appellation de code ISPS. Un truc de fou, mais les armements y trouvent leur compte, ce problème de clandestins ayant été résolu par l’application stricte de ce code.
Deuxième point :
De nos jours, mon collègue aurait rencontré de sérieux problème avec sa hiérarchie non seulement à cause de ce code ISPS mais également du fait que ce ne sont plus les mêmes gens qu’on trouve dans les armements à terre.
A l’époque et bien souvent, les armements étaient dirigés par d’anciens navigants qui savaient et comprenaient les problèmes rencontrés par leurs équipages. Au besoin, ils savaient fermer les yeux sur un écart s’il allait dans le bon sens.
Ces gens ont été remplacés par des cols blancs tout droit sortis des grandes écoles, qui savent calculer un retour sur investissement et toutes ces choses indispensables mais il leur manque quelque chose de fondamental : si vous les mettez devant un bateau, ils ne savent pas reconnaître l’avant de l’arrière. Et c’est là que ça coince.
Lisant un truc sur la marine d’ancien régime je retrouve dans ton commentaire les presque mêmes bureaux de Louis XV Louis XVI qui tout en étant l’émanation de monarques éclairés souffraient de la même incompétence.
Bonjour D. Furtif
J’ai lu un truc je ne sais plus où qui disait à peu près que nous sommes obligatoirement dirigés par des incompétents en raison de la méritocratie. Cette loi peut se résumer à :
Une personne est recrutée sur un poste où il fait preuve de compétences
Grâce à ses résultats il obtient de l’avancement et monte en grade
Ses nouvelles fonctions dépassant un peu le niveau de ses capacités il fait suer la chemise de ses collaborateurs
Ses conseillers ayant fait preuve d’efficacité, notre bonhomme se voit propulsé à des sommets qu’il n’aurait jamais imaginé (j’abrège)
Et là il se retrouve dans une fonction qu’il ne maîtrise pas du tout
le pire du pire c’est que ses collaborateurs ont suivi la même voie que lui
Pour revenir à ton commentaire, Louis XV ou XVI ne me parlent pas de trop en terme de marine, par contre Colbert un peu avant énormément.
Vous faites allusion sans doute au principe de Peter, abondamment étudié avec quelques autres du même tonneau ( Principe de Dilbert, « 1+1= 3 la règle d’or de M Parkinson ») dans les écoles de commerce et de management… 😆
L’alpinisme comme la navigation maritime étant pour moi des mondes à peu près inconnus,je prends un plaisir immense à lire des articles sur de tels sujets. Grâce,à Xavier, j’ai appris des trucs passionnants aujourd’hui. Peut-on savoir d’où vous viennent toutes ces connaissances sur la mer ?
« Peut-on savoir d’où vous viennent toutes ces connaissances sur la mer ? »
Bin zut, je n’arrive pas à répondre à cette question simple par une réponse simple.
Alors pour éluder, je dirai : la vie a fait que…
Vous avez vous-mêmes été marin ?
Oui, pendant 25 ans dont 12 en tant que capitaine et en ayant commencé comme novice. Les plus belles années de ma vie.
Respect… !
ce qui est incroyable c’est que ce n’est pas si vieux que ça mais possède déjà le doux parfum suranné des époques révolues…
Bonjour Lapa,
C’est exactement ça. Aujourd’hui, naviguer ne présente plus aucun intérêt.
Bonsoir Xavier, à tous
Ce code ISPS. me rappelle un documentaire passé juste après les attentats de NW. On nous montrait une simulation d’attaque terroriste sur un grand port en Asie, je ne me rappelle plus lequel. C’était assez effrayant, avec un porte-conteners géant qui disait-on était impossible à arrêter.
Restons un peu optimiste, en ce moment ce genre d’abus de propagande est beaucoup critiqué. Même les capitalistes ne s’opposent plus vraiment à l’étatisation des banques 😆
bonjour Xavier et bonjour à toutes et tous.
En lisant votre texte c’est étonnant comment j’ai imaginé Philippe Durand dans le corps de Bernard Giraudeau!!
enfin c’est l’image qui m’est venue en premier !!
un beau voyage sur les ondes bleues pour moi qui voyage toujours dans l’azur du ciel !