Au pays de l’horreur céleste

Le texte d’Asinus nous convoque au spectacle de la cruauté la plus barbare et la moins raffinée. La plus sauvage. Par empathie nous nous installons dans son blindé . Et là … Il y a comme un hic . Sur la scène de notre émotion un personnage semble se tenir à l’écart, désemparé. C’est le plus convenu, le plus irréaliste de tous les personnages et pourtant il encombre l’imaginaire et les modes de représentation de la bien-pensance occidentale. Il est là campé à chaque coin du pays de notre imaginaire dressant son imposture.

Faux et trompeur , car qu’y a-t-il de plus faux que l’équivalence : l’innocence = la bonté, même et surtout si elle vient du fond des âges chrétiens .Qu’y a-t-il de plus abstrait et de plus improbable que le Bon Sauvage

Nous appelons générosité et bonté ce qui nous demeure étranger et arbitraire. Sa démarche nous plonge dans une incompréhension absolue.Alors nous inventons des Vendredi pour nous rassurer et apaiser nos terreurs.

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Mais nous ne sommes pas saufs pour autant.

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La plus ancienne , la plus policée et raffinée des civilisations n’est pas exempte de ces débordements de cris et de douleurs.Au contraire elle a réussi à les intégrer à des liturgies issues de sa vision cosmique d’un Univers où chaque acte doit porter la marque du plus extrême raffinement, de la plus méticuleuse sophistication . Rien de doit briser l’harmonie. Dans un système de droits et de devoirs , une hiérarchie de pouvoirs et d’ obligations , chaque peccadille peut devenir offense à l’ordre céleste ou la sauvagerie la plus noire une réponse aux exigences du ciel. Le sublime raffinement peut s’exhiber dans des fleuves de sang , le rituel de la mort dans des rituels somptueux.

Puisque chaque faute offense le Ciel le simple sacrifice trivial du coupable demeurerait immensément insuffisant.Il y aurait faute . Le responsable d’une aussi clémente punition y perdrait « la face » et la boue en rejaillirait sur ses ancêtres et ses descendants imbriqués dans la même boue . Se satisfaire d’une simple exécution offenserait l’assemblée réunie des Dieux et des ancêtres . Il faut les cris, les longues plaintes et les suppliques angoissées du supplicié implorant qu’on en finisse.

Les écorchements , les brûlures, les supplices du pal, du rat ou des cent morceaux, artiste bourreau et despote raffiné, c’est l’orient des jardins où les plus belles fleurs se mêlent aux pires spectacles d’horreur.

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Le hasard a voulu que je lise en ce moment  » Monsieur le Consul » de Lucien Bodard.

L’auteur nous raconte son enfance à Chengdu où son père est Consul de France . C’est « l’Orient compliqué » de la Chine du début des années 20 , de la Chine des Seigneurs de la Guerre.

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En tout cas, grâce à la baignoire, le Seigneur de la guerre se trouve être le débiteur de mon père. Il ne peut lui refuser sa prochaine demande.

Et c’est ainsi que, quelques jours plus tard, parce qu’en ma petite personne le prestige national a été offensé, j’ai été la cause du supplice de deux hommes.

Un soir je rentre de ma promenade équestre le bonnet éraflé par une balle, sans doute une balle perdue. Aussitôt monsieur le consul de France, qui a un grand sens de la dignité de son pays, endosse son fameux uniforme et réclame justice et réparation auprès du général. Lequel fait éclater sa propre indignation et promet une satisfaction éclatante. Il n’en dit pas plus. Rendez-vous est pris pour le lendemain à dix heures sur le terrain vague qui sert aux manœuvres militaires en dehors de la porte nord de la ville. Mon père n’est pas matinal. Il arrive avec moi en retard au lieu désigné : une enceinte entourée de barbelés, sans foule. Au milieu, deux poteaux. Des bourreaux s’affairent très professionnellement autour de deux individus nus qui y sont attachés. On est en train de les démembrer vivants. Quand nous approchons ils n’ont déjà presque plus de bras, d’omoplates et de côtes. Tas de viande et de cris qu’on nous fait voir en surveillant notre contentement pendant que les clairons sonnent. Mon père déclare que l’honneur de la France est amplement satisfait. Il se garde de dire qu’il n’en demandait pas tant, loin de là, car ce serait offenser gravement le Seigneur de la guerre qui, par l’importance des tortures, montre l’importance qu’il attache à monsieur le consul de France et à son honorable rejeton. Nous partons, mais l’exécution continue.

Mon père, un peu penaud, un peu horrifié, ne peut s’empêcher de dire à ma mère, très doctoralement, quand nous rentrons :

__ C’est bien. Mais puisque le général voulait nous témoigner sa magnanimité, pourquoi n’a-t-il pas fait procéder au supplice en pleine ville, devant la population? Cela aurait été une réparation plus considérable qui aurait eu un sens politique. Sans doute était-ce trop pour le général car, de cette façon, il se serait reconnu lui-même un peu responsable de l’attentat et cela aurait diminué sa « face ». Ce sont là, chère Anne Marie, les subtilités chinoises qui sont l’âme de l’Asie.

Anne Marie détourne la tête

__ Au fond, vous êtes fier de votre exploit, n’est-ce pas?

En tout cas, personnellement, je me sentais héroïque car les amahs me félicitaient, les domestiques s’attroupaient autour de moi. C’était mon initiation à la cruauté.

Aurais-je eu des remords si on m’avait alors appris que ces pauvres démantelés n’avaient rien fait? Qu’évidemment ce n’étaient pas eux qui avaient tiré vers moi. Ils n’étaient que des coolies ramassés dans la rue, plus probablement des prisonniers pris dans une geôle, car le Seigneur de la guerre n’allait pas se donner la peine de rechercher les vrais coupables. Lesquels d’ailleurs auraient risqué de se trouver parmi ses propres soldats.

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asinus
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asinus
26 octobre 2013 11 h 04 min

yep , le moyen age ou les moyens ages , ton recit me rappelle un livre que je lisais de nouveau recement
 » les rois maudit » les cours d’angleterre et de france rivalisent dans le raffinements des suplices
infligés , le plus intriguant pour moi c’est que cela ce fait devants des juristes qui prennent notes et consignes la bonne executions des  » basses et hautes oeuvres » comme si cela allez de soi et c’est le cas in fine.
Rien de plus contradictoire que le bel esprit déclarant le « sauvage naturellement bon » et vouant aux gémonies
Torquemada ,pourtant tout deux agissent da bona fide !

Asinus : ne varietur

Buster
Membre
Buster
26 octobre 2013 11 h 19 min

Ah,
Et il faudrait aimer les hommes ?

Permettez-moi de préférer l’image du haut, celle d’innocentes pousses de bambous. Une image qui, à priori, ne nous questionne pas, ni nous émeut violemment. Une image bien mièvre diraient certains.
Mais ce n’est pas pour être aveugle face à la barbarie. Peut-être même au contraire.
C’est une façon de la rejeter que d’en refuser la représentation.
C’est une façon de se moquer de soi que de tourner le monde en dérision.
Ma part d’humanité, j’en suis convaincu, me conduirait dans x ou y conditions à devenir moi aussi le barbare que je vomis.
So What ?
Juste ne pas y penser pour éviter la déprime tenace qui rode.

Léon
Léon
26 octobre 2013 13 h 33 min

Y file un mauvais coton, not’Buster… 🙄 Je sais ce qu’il lui faut : http://www.amazon.fr/Arr%C3%AAtez-m%C3%A9priser-Fran%C3%A7ais-soci%C3%A9t%C3%A9-reconnaissance/dp/2081245388

Léon
Léon
26 octobre 2013 13 h 35 min

Incidemment, la lecture de ses livres sur la guerre d’Indochine, m’a également révélé que les tortures qui ont été pratiquées durant la guerre d’Algérie ont été des enfantillages à côté de ce que pratiquaient les Vietnamiens de tous bords…