La girafe, le rhinocéros, le tigre et une adorable créature

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Aujourd’hui, tout le monde sait que la girafe, le rhinocéros et le tigre sont des animaux exotiques qui vivent dans des parcs animaliers. Pour un auteur médiéval, c’étaient des bêtes qu’il n’avait jamais vues.
Un tigre très approximatif. Pour en savoir plus sur sa robe multicolore, voir la partie consacrée à cet animal
Au Moyen Age, personne ne doutait de l’existence de ces animaux exotiques – pas plus que de celle des licornes ou des basilics, puisque des auteurs qui faisaient autorité les avaient décrits (Pline l’Ancien, Isidore de Séville ou Raban Maur, par exemple). L’illustrateur, lui, devait faire avec ce qu’il avait sous la main. Il recopiait un dessin, il s’inspirait du texte… ou il laissait libre cours à son imagination.
I – LA GIRAFE. DE LA CAMELOPARDALIS À SOPHIE.
Le spécialiste mondial de l’histoire de cet animal est français (cocorico et roulements de tambour). C’est Thierry Buquet, Ingénieur de recherche au CNRS, diplômé de l’École des Hautes Études – Section des Sciences Historiques et Philologiques. Chose encore peu fréquente dans ce milieu, il partage sa passion avec tous les curieux et publie le résultat de ses recherches en archive ouverte. L’histoire de la girafe n’a aucun secret pour lui et il a mis en ligne :
La Belle captive, la girafe dans les ménageries médiévales.
Coup de chance ou bon modèle, cette girafe très sexy est parée de froufrous affriolants. Illustration pour un manuscrit de Bède le Vénérable.
La première girafe européenne (après celles de l’Antiquité) semble avoir été celle de Frédéric II Hohenstaufen, un cadeau du sultan d’Égypte Al-Kamil (vers 1240). Une autre girafe fut offerte en 1262 au roi de Sicile Manfred par le sultan d’Égypte Baybars. Girafe est d’ailleurs un mot d’origine arabe (zaräfah); les Latins qui ont beaucoup pompé sur les Grecs l’appelaient camelopardalis = chameau tacheté, c’est à dire un chameau-léopard ou un chameau-panthère. A leur décharge, à l’époque, on confondait souvent le léopard et la panthère, faute d’en avoir croisés beaucoup dans les rues d’Athènes ou de Rome.
J’avoue que j’ai outrageusement simplifié une problématique d’une infinie complexité. Selon les temps et les lieux, la girafe était un peu, beaucoup ou pas du tout une camelopardalis (certains bestiaires médiévaux comportaient même deux entrées, l’une pour la girafe, l’autre pour la camelopardalis) et ce n’est qu’en 1487, après bien des tribulations, que la camelopardalis redevint définitivement la girafe.
Un article de Thierry Buquet fait le point sur cette question (une vingtaine de pages sur 2 colonnes, publiées en 2008 dans la revue Anthropozoologica) La girafe, belle inconnue des bibles médiévales, Camelopardalis : un animal philologique. Une friandise érudite pour les amoureux des mots, de leur histoire et de leur évolution !

En Europe, les premières représentations réalistes de girafes datent de la fin du XIIème siècle ou du début du XIIIème siècle, probablement en Sicile. Mais qu’en était-il pour les illustrateurs malchanceux qui n’avaient pas la chance de vivre au contact de l’Islam ?Et bien, ils bricolaient avec les moyens du bord, assurés qu’il resteraient à l’abri de la critique… puisque personne n’avait jamais vu de girafe dans leurs contrées ! Et ça pouvait donner ça :

 

Une girafe-n’importe-quoi

 

Une girafe-basset toute en longueurs

 

Une girafe-bouquetin des Alpes bavaroises

 

Une girafe en compagnie d’une licorne, d’un Yéti et de chèvres indiennes (à gauche, avec de longues oreilles)

La girafe qui suit est assez réaliste, quoi qu’un peu grande, près de 8 mètres de haut  (mais peut-être que c’est le pivot d’une équipe de basket) et monochrome (mais peut-être qu’il existe des girafes albinos). C’est son nom qui pose problème. En allemand, Kamelpferd = cheval-chameau !

La girafe-chameau-cheval allemande (en haut). En bas, c’est un Allocamelus, un croisement d’âne et de chameau !
Longtemps, la girafe fut martyrisée par des taxinomistes jaloux de sa beauté. Au XVIIIème siècle, Linné lui attribua le sobriquet de Giraffa camelopardalis, ce qui n’est rien d’autre qu’un odieux pléonasme. Victime de telles avanies, on comprend mieux pourquoi aucune girafe ne daigna s’exhiber en Europe après celle de Laurent de Médicis (en 1486) et qu’il fallut attendre 1827 pour qu’enfin une girafe retrouve son habitat naturel… le Jardin de Plantes à Paris (voir la girafe offerte à Charles X).
Bon pour voir la giraffe (au verso d’un ticket d’entrée pour le Jardin du Roi).

Tout ceci pour en arriver à la question existentielle qui me turlupine :

Notre Sophie la Girafe contemporaine serait-elle un nouvel avatar de la camelopardalis philologique ?



II – LE RHINOCÉROS DE DÜRER OU LA VICTOIRE DU BEAU SUR LA RÉALITÉ.

Au début du XVIème siècle, certains esprits chagrins (pétris d’humanisme ou adeptes attardés de l’apôtre Thomas ?) commencèrent à douter de l’existence du rhinocéros. Cela faisait plus de 12 siècles qu’on n’en avait pas vu en Europe. L’hypercritique humaniste remplaçait la crédulité médiévale. Puisque personne n’avait vu de rhinocéros, fallait-il mettre L’Histoire naturelle de Pline l’Ancien au rebut et réécrire tous les bestiaires qui s’en étaient inspirés ? La question se posait.

C’est Muzaffar Shah II, un sultan indien, qui mit fin à ces débats stériles et sauva le rhinocéros de l’extinction lexicologique. Il fit cadeau d’Ulysse – c’était le nom prédestiné du rhinocéros qui encombrait sa ménagerie – à Manuel Ier, le roi du Portugal.

Le 20 mai 1515, un rhinocéros reposait le pied en Europe. Un petit pas pour les périssodactyles, un grand pas pour le marché de l’art.

C’est à Rome, le 13 juillet 1515, moins de deux mois après son arrivée en Europe, que fut imprimée la première gravure du rhinocéros de Lisbonne.
La représentation la plus connue d’Ulysse est une gravure sur bois de Dürer. L’artiste n’avait jamais vu de rhinocéros, ce qui était courant quand on habitait Nuremberg à cette époque. Il travailla à partir d’une description et d’un croquis réalisés par Valentin Ferdinand, un imprimeur allemand de ses relations qui vivait à Lisbonne. Le talent de Dürer fit le reste.
Du vivant de Dürer, cette gravure fut tirée à plus de 5000 exemplaires. Puis, pendant plus de deux siècles, même après l’arrivée en Europe en 1577 d’un autre spécimen, c’est le rhinocéros de Dürer qui servit de modèle, malgré ses inexactitudes anatomiques (carapace de crustacé, pattes de reptile ou d’oiseau, queue d’éléphant, etc). La publication de planches plus réalistes, puis de photographies, ne changea rien à l’affaire et c’est le rhinocéros de Dürer qui continua à inspirer de nombreux artistes (voir le billet de Carré d’Artistes).Le premier rhinocéros portugais connut une triste fin. Le roi du Portugal le fit embarquer à destination de Rome pour l’offrir au pape. Début 1516, François 1er profita d’une escale du rhinocéros sur l’îlot d’If pour rencontrer l’animal. Puis, les Portugais mirent le cap vers l’Italie où leur navire fut pris dans une tempête. Ulysse mourut noyé.
(merci Wikipedia)Trois remarques en passant :
1) Ebay n’existait pas au XVIème siècle. Faire tourner les cadeaux était la manière la plus efficace pour s’en débarrasser.
2) Je ne suis pas le roi du Portugal, mais à sa place, ce sont les ancêtres de Linda de Sousa et de Cristiano Ronaldo que j’aurais envoyés à la noyade. Malheureusement, on ne m’a pas demandé mon avis.
3) Dans la légende de sa gravure, Dürer traite le rhinocéros d’animal stupide ou somnolent (dösig Tier). Aurait-il eu le courage de le lui dire dans son enclos, face à face et droit dans les yeux ?Tout ceci pour en arriver à la question existentielle qui me turlupine :
Serions-nous des rhinocéros qui s’ignorent, puisque périssodactyle signifie qui à un nombre impair de doigts.

 

Ci-dessus, une gravure de Niki de Saint Phalle. Elle fait très discrètement la transition avec la suite de ce billet. Dorénavant, même mes détracteurs les plus acharnés seront contraints de louer ma parfaite maîtrise de l’art multi-millénaire de la transition aléatoire.

 

III – LA CHASSE AUX BÉBÉS TIGRES MULTICOLORES.

L’avantage, lorsqu’on illustre un bestiaire et qu’on vit dans l’Angleterre de la fin du XIIe siècle, c’est qu’on peut se permettre quelques fantaisies quand il s’agit de dessiner un tigre.

Par exemple, utiliser tous les crayons de couleurs qui sont dans la boîte, de préférence quand le patron du scriptorium a le dos tourné.
Mais, on ne ne peut pas faire n’importe quoi.
D’abord, ce manuscrit était appelé à devenir le célèbre Add MS 1283 conservé à la British Library. La postérité future, ça se respecte par anticipation !
Ensuite, le lecteur – même médiéval – ne se laisse pas prendre au piège de n’importe quelle sottise colportée sur les réseaux sociaux.

 

Dans ce manuscrit, l’auteur dévoile la vraie technique qui permet de capturer un tigreau. En résumé, il faut poser un miroir à côté de maman tigre. Son reflet lui donnera l’illusion que son bébé est encore là.
D’où ce disque multicolore que couve la tigresse médiévale.
Puis, l’on pourra prendre le petit dans ses bras et repartir en toute sécurité, monté sur son fier destrier… Tagada, tagada.
CQFD !
Inutile de me remercier quand vous capturerez votre prochain bébé tigre, je dois cette découverte à un gazouillis du département des manuscrits médiévaux de la British Library. Il renvoie à un billet du blog de cette même institution.
 
IV – POSTFACE.
 
Quand les parents modernes larguent leurs marmots pour quelques jours chez leurs proches, ils ont pour fâcheuse habitude d’y joindre une check-list digne d’une mission interplanétaire de la NASA. Mais, ils oublient toujours d’y joindre le mode d’emploi.
C’est ce qui m’est arrivé il y a quelque jours. Fallait voir le sourire en coin de cette petite garce pendant que ses parents s’assuraient que j’avais bien compris toute l’étendue de mes responsabilités. Elle savait déjà ce comment cela allait finir. Manger du Nutella à la cuillère et des nuggets-frites avec les doigts !
On a beau dire, les gosses tu ne peux pas les scotcher devant la TV toute la journée. Ils se lassent. Faut leur trouver autre chose comme activité. Et comme on ne peut pas passer sa journée à sucer des glaces, faut trouver des dérivatifs.
J’ai pris l’habitude d’archiver quelques images que je trouve amusantes. A son regard, j’ai tout de suite compris qu’elle n’était pas dupe. A cet âge, on sait à quoi ressemble un tigre. On sait que ce n’est pas multicolore. Mais, à cet âge, on est indulgente avec les vieux qui se racontent des fables (surtout quand ils vous laissent manger des nuggets avec les doigts).
Avec les gosses de sa propre famille, le pire est toujours certain. Bien entendu, quand les parents sont venus récupérer leur progéniture et qu’ils ont fait l’inventaire (j’avais pris soin de la débarbouiller pour enlever les traces de Nutella), tout se passa bien. Mais, dès qu’elle fut sanglée dans le siège-enfant de la voiture, cette traitresse manqua à toutes ses promesses. Le Nutella, les nuggets, les frites et le tigre furent dénoncés aux parents. Le Nutella, les nuggets et les frites passe encore, mais un tigre multicolore qui se regarde dans un miroir !
Surtout qu’à peine rentrée à la maison, elle voulut revoir le tigre sur l’ordinateur familial (son tigre à elle, pas ces tigres banals qu’on trouve avec google) pour en faire profiter une copine qui venait passer quelques jours de vacances. D’où un coup de téléphone qui me mettait en demeure de tout avouer pour cette histoire de tigre de toutes les couleurs, sinon je risquais un internement dans l’intérêt de la famille.
J’ai préféré répondre par mail avec un lien justificatif vers la British Library. C’est le texte en gras dans la partie consacrée à la chasse au bébé tigre multicolore !

Je ne suis pas certain d’avoir convaincu les parents. Depuis, je vis dans l’attente anxieuse d’une ambulance et de quelques messieurs en blouses blanches. J’ai préparé un pyjama et un pot de Nutella pour la route !

Quelques lectures complémentaires sur l’histoire de la girafe :
Note on the Girafe painting in one copy of Jahiz Hayawan – Fatamid Giraffes
Une brochure publicitaire publiée à l’occasion de la venue en France de la première girafe (1827)
Joly & Lavocat – Recherches historiques, zoologiques, anatomiques et paléontologiques sur la girafe (1845)
et bien entendu
le site personnel de Thierry Buquet consacré à l’histoire des animaux au Moyen Âge.

Une dernière girafe pour la route ? Celle-ci est une micro-calligraphie juive.
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7 Commentaires
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ranta
ranta
3 août 2018 10 h 27 min

 » La postérité future, ça se respecte par anticipation ! »

Fallait l’oser celle-là ! 😆

Comment rendre intéressant un truc dont tu n’as rien à foutre à la base ?

Tu demandes à Lavigue de te le raconter.

D. Furtif
Administrateur
D. Furtif
3 août 2018 17 h 03 min

Article incomparable….;

J’ai parcouru vite fait le blog de Thierry Buquet
C’est un endroit où on peut se perdre avec profit.

En outre sa bibliographie est une véritable gare de triage ………

snoopy86
Membre
snoopy86
4 août 2018 14 h 18 min

Encore un nartic de Lavigue !

Il y aurait-il du Momo dans cet homme-là 😆 ?

D. Furtif
Administrateur
D. Furtif
5 août 2018 18 h 46 min

Intervention des animaux au théâtre et à l’Opéra
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Hier soir à Salzbourg le serpent monstrueux faisait relâche….
Mais la mise en scène s’en foutait un peu.
Je préfère les moineaux de Rinaldo qui lâchés au bon moment et soutenus en douce par des flageolets et des appeaux étaient parfaitement crédibles.
Le plus dur fut de les récupérer tous les soirs, gageure à laquelle on répondit par de nouveaux lâchers. L’histoire nous dit que les oiseaux se trouvèrent si bien à Covent Garden qu’ils ajoutèrent longtemps leurs trilles aux représentations suivantes
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Handel: Rinaldo / Act 1 – Aria: Augellette, che cantate Hogwood
https://www.youtube.com/watch?v=1XWl0RxvzPo
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Joyce DiDonato – Handel: « Augelletti, che cantate »
https://www.youtube.com/watch?v=dSAZhfMv7rk
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Lapa
Administrateur
Lapa
17 août 2018 14 h 38 min

bien sympa cet article, utile même pour ceux qui peignent la girafe. :mrgreen: