Du rififi au bocage…

Printemps 1871, le gars Rouget, tendant sa pogne calleuse au gars Maret, lui dit :

« Tope-la !1000 francs-or et elle est à toi »

Il parlait de la fermette dite « La Barbette » qui jouxtait les terres des deux familles.

Les gars appartenaient tous deux à ces familles paysannes de Normandie devenues cossues fin 1790 quand, dans un même élan idéaliste, leurs géniteurs respectifs avaient, en compagnie du maire et de deux-trois autres, « branchés » le Comte, dont le château veillait orgueilleusement depuis des siècles sur leur labeur et une terre qui n’était pas la leur. Une fois cette exécution politique validée par le Comité de Salut Public de Caen, ils s’étaient octroyés, en n’oubliant pas le notable républicain, les terres du ci-devant Comte.

Depuis, les deux familles croissaient en nombre et aisance sans se démarquer notablement l’une de l’autre . « Au partir » pour la guerre de 1870, par un clair matin, l’œil d’Alexis Maret avait enclos la Barbette. Il s’agissait d’un petit corps de ferme, pas bien grand, mais charmant, ma foi, avec un puits et deux-trois beaux hêtres devant.

Comme d’autres découvrent leur Amérique, le fils Maret, Alexis, était sorti vivant de Reichshoffen avec une idée chevillée au corps : il serait le tenancier et le maitre de La Barbette qui irait si bien, incluse aux terres que le « père » ne manquerait pas de lui laisser.

Ce soir de printemps,vidant leurs bolées, les deux fils Rouget et Maret, satisfaits l’un de l’autre regagnèrent leurs pénates. Mais là, le beau plan de Maurice Rouget s’écroula vu que le père venait de donner La Barbette en dot à Mariette, une de ses sœurs en instance de mariage. Échauffé par le cidre et l’espoir des Louis, le cerveau rustique du gars Maurice avait totalement occulté cette donnée. Il réussit à éviter le gars Maret deux semaines. Ce dernier apprit son infortune au même estaminet qui avait vu leur pacte…

Ma doué ! il en avait rêvé de sa fermette…

La rencontre eut lieu fortuitement sur le foirail de la ville voisine.

Déambulant au cul des percherons et des bœufs, Alexis Maret, avec pas mal de gnôle dans l’estomac, tomba nez à nez avec Maurice. Une remarque entrainant l’autre, nos deux gars n’étant pas des « diseux », coups et horions se mirent à pleuvoir.

Allez savoir pourquoi le couteau d’Alexis se trouvait dans son poing ?

Pourquoi la ceinture de flanelle du gars Maret de bleue devint rouge ?.

Quand les gendarmes emmenèrent Alexis vers Caen, Maurice recevait l’extrême-onction. Alexis prit trente ans de bagne en Algérie et mourut au bout de 5 ans.

Une haine tenace, méchante, anima alors les deux familles. Les gosses avaient interdiction de se parler, de s’asseoir au même pupitre à l’école dont ils revenaient chacun sur leur coté de chemin . Celui qui traversait recevait deux raclées: une des autres gosses et une de ses parents pour s’être laissé dicter la loi par« les mauvais » Leur mésentente livra à la friche les bordures des terres mitoyennes et nul entretien n’y fut toléré ensuite. Les gendarmes ne comptèrent plus les interventions, les bagarres, y compris au lavoir entre les femmes des deux familles, au point qu’un arrêté municipal décréta qu’une des familles ferait lessive le lundi et l’autre le jeudi. Il fallut même un tirage au sort pour décider de l’attribution des jours.

Un jour, une fille de l’une tomba dans un puits sous le regard indifférent de deux membres de l’autre. Le temps permit à chacune de s’attribuer le rôle de martyrs dans cette anecdote.

Lors de la saignée de 14/18 les deux familles perdirent 5 hommes en tout. Vous ne trouverez aucun des noms sur le monument aux morts du village. Ensemble, elles refusèrent de voir leurs noms associés sur le monument. Passant outre, le maire fut consterné de découvrir un matin sa stèle détruite et fut médusé de recevoir les deux familles assumant solidairement ce sacrilège. Jamais apaisée, l’ histoire perdura fort tard et devint une légende « rurale ». Pas un bal, pas une fête votive, pas un mariage, où la présence simultanée d’un membre des deux clans ne déclenchât d’émeute .

Fin 1943, la famille Rouget connu des déboires : suite à une lettre anonyme, les deux hommes de la famille partirent, raflés pour le STO. La mère restée seule avec quatre gosses dut enfin vendre aux Maret la « Barbette ». Peu au fait de l’usage des prête-noms, elle réalisa trop tard sa bévue, mais la victoire des Maret fut de courte durée. Début juin 44, bombardant Saint-Lô à la louche, les Américains laissèrent échapper un chapelet de bombes sur la « Barbette » n’en laissant que des décombres.

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Yep vous croyez que je blague ?

Un jour , en vous baladant entre Saint-Lô et Carentan, tentez le coup, choisissez un petit village avec un monument aux morts avec un coq.

Trainez au café. Trouvez un ou deux vieux de 60/70 ans et lâchez : « C’est quoi le lieu-dit La Barbette

Fin 1968, la DASS me place dans une des deux familles. Rentrant de l’école, le premier jour,  j’entrevois une jolie brunette de l’autre coté de la route, je traverse le chemin vers elle, elle s’en court aussitôt. Rentré dans ma famille d’accueil, je conte ma déconvenue. Paf! la gifle est arrivée en deux seconde. « T’as interdiction de causer à cette gueuse, c’est que des MAUVAIS ceux-là !!!! »

J’ai pourtant gardé un assez bon souvenir des lieux. Il y avait un roncier géant, tout un champ où l’on pouvait se gaver de mures à satiété, le coin s’appelait la « Barbette ».

Asinus : ne varietur

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14 Commentaires
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Léon
Léon
5 novembre 2011 8 h 30 min

On en veut d’autres ! Il n’y a rien qui remplace la vie. Avoir aidé Asinus à publier de tels textes restera pour Furtif et moi l’une des très grandes fiertés de Disons. Car je suis sûr qu’il n’aurait jamais osé les proposer ailleurs. Asinus nous a dit être absent aujourd’hui et n’interviendra donc que demain.

COLRE
COLRE
5 novembre 2011 9 h 08 min

Merci Asinus de nous avoir conté cette chronique paysanne, bien normande, plus vraie que vraie… J’aime ! 🙂

ranta
ranta
5 novembre 2011 11 h 35 min

Je suis content qu’Asinus se lance. J’avais déjà aimé le premier, j’aime celui-ci. Il y a tant à dire sur les histoires de terres. J’ai un ami éleveur qui est en plein coeur, non pas de une, mais de deux histoires. Coups z’et horions, menaces de sortir les fusils….

Sinon Asinus, pendant que j’y suis, , pourquoi tu tiens tant que ça et fais tant d’efforts pour passer pour un imbécile ❓

yohan
yohan
5 novembre 2011 18 h 06 min

Jadis, les gens n’allaient guère très loin de leurs bases, soit ce que l’on pouvait parcourir à pied ou à vélo. Seuls les riches voyageaient. Du coup, les querelles familiales ou de clochers duraient et se transmettaient de génération en génération. Celui qui rompait le pacte en épousant la petite filleule de l’oncle Théophile, ce pelé, ce galeux, se voyait banni de la communauté. Heureusement, le chemin de fer et l’automobile sont venus les sauver de la bêtise de leurs semblables.

D. Furtif
Administrateur
D. Furtif
5 novembre 2011 18 h 29 min

Je regarde avec émotion, plus que ça je les vis , dès que j’entre dans ce type d’histoires, elle ont une vérité éternelle.La guerre de Troie ne fonctionne pas autrement.
On y trouve la même haine et le même dévouement infini , les mêmes accidents du destin et parfois les mêmes ridicules.
Mon père, sa mère et sa sœur, ma mère et la sienne, les vengeances à distance de générations. Les Atrides à coté ? De petits joueurs.
Je suis convaincu que nous en avons des douzaines rien que parmi nous .
.
Pour Asinus, je souhaite à tous d’avoir ce souffle .

Causette
Causette
6 novembre 2011 12 h 33 min

Bonjour,

Quelle histoire! moi aussi j’en redemande.
Comme le dit Furtif, quand cette haine se passe dans une famille ça peut prendre des dimensions monstrueuses. Impossible pour les enfants d’y échapper, les adultes revanchards obsédés par leur histoire les enferment dans le ressentiment. Une seule solution pour ces enfants pour échapper à ce cercle, refuser cet héritage… s’éloigner, partir, tourner la page, s’émanciper.

Échauffé par le cidre
Le cidre à l’époque devait être plus alcoolisé, non?
Au XVIe siècle, dans certaines parties de la Normandie, la bière était encore la boisson du peuple et des domestiques comme moins chère et plus commune, et le cidre, la boisson de luxe réservée aux maîtres.

Marco
Marco
6 novembre 2011 16 h 00 min

pas une fête votive

Vous devez être du sud Asinus , car en Normandie pas de fête votive ni de vogue , mais des kermesses ! la première fois ou j’ai demandé à un ami d’Ardèche ce qu’était une fête votive il m’a répondu ! ben c’est la vogue !! j’étais bien avancé pour le coup!! une fois l’explication donné j’ai dis à ben oui une kermesse!! ah non le curé n’a rien à voir la dedans m’a t’il répondu!! ben chez nous non plus il n’a rien à voir la dedans ( surement par le passé ) comme quoi les mêmes mots n’ont pas le même sens du nord au sud de notre beau pays !

j’ai bien aimé ce texte Asinus, ces familles qui ne savent plus pourquoi elles ne peuvent pas ce sentir , mais bon on les aimes pas voilà tout !!
un peu comme le film « La jument verte » en sommes !

Xavier
Membre
Xavier
6 novembre 2011 21 h 21 min

Bonsoir Asinus,

Votre récit me rappelle ce bouquin absolument génial de Jean Marie Déguignet (1834-1905)

Xavier
Membre
Xavier
6 novembre 2011 21 h 26 min

Juste une question : on dit « ma Doué » en Normandie ?

Causette
Causette
7 novembre 2011 15 h 48 min
Reply to  Xavier

Xavier, je n’ai jamais entendu « ma doué » là-haut dans le Cotentin. P’t’être en Normandie du Sud 😆