Les « trois grands derniers problèmes » des Alpes: (3. L’Eiger) Réédition.

L’Eiger

Contrairement aux Grandes Jorasses, l’Eiger et le Cervin disposent d’un atout.  Tout  un chacun peut se promener à leurs pieds, là où aux Grandes Jorasses – côté Chamonix- il faut soit prendre le petit train du Montenvers et ensuite remonter une partie de la la mer de glace, puis bifurquer en direction du Glacier de Leschaux, soit de l’aiguille du Midi emprunterla Vallée Blanche -qui plus bas rejoint aussi la mer de glace-  et à  la jonction du glacier de Leschaux et de la mer de Glace remonter le glacier, le petit train de Grindelwald mène quasiment au pied de l’Eiger.

Le Cervin, quant à lui, domine Zermatt. L’accessibilité de ces deux montagnes favorise leur médiatisation, et tant de Zermatt que de la gare de Kleine Scheidegg, on peut suivre la progression des grimpeurs grâce aux longues vues qui y sont installées.

L’Eiger a une caractéristique importante,  le petit train passe à l’intérieur de la paroi :

« Creusée dans les parois de l’Eiger et du Mönch, la ligne de chemin de fer, doit son existence à Adolf Guyer Zeller, ingénieur de son état, qui en 1896, relève le défi technique d’amener un train jusqu’au sommet. Une prouesse exceptionnelle quand on sait que techniquement les moyens de l’époque sont très limités. Les travaux s’étaleront sur 16 ans et le pari est gagné quand le 1er Août de l’année 1916, la ligne est inaugurée. Hélas, Adolf Guyer Zeller, décédé en 1899, ne verra jamais son œuvre achevée.Le train de la Jungfrau part de la Petite Scheidegg pour monter au Jungfraujoch, un trajet de neuf kilomètres au cours duquel il surmonte 1400 mètres de dénivelé et traverse un peu plus de sept kilomètres de tunnels. A l’intérieur de la montagne nommée « Sphinx », située juste à côté de la plus haute station ferroviaire d’Europe, un ascenseur mène à une plate-forme panoramique d’où on a une vue grandiose sur les sommets environnants et le glacier d’Aletsch. La région Jungfrau-Aletsch, avec sa faune et sa flore uniques, est la première de tout l’arc alpin figurant au patrimoine mondial naturel de l’Unesco ».

Belvédère du Sphinx et vue sur la région Jungfrau-Aletsch

Le problème à l’Eiger c’est qu’il n’y a pas de face nord à proprement parler, on a soit la face nord-est, soit la face nord-ouest. En 1932 la face nord-est est conquise, et l’aventure est considérée comme  terminée. Sauf que pour les grimpeurs germaniques la véritable face nord est la face nord -ouest;  pour eux tout reste à faire, et ils ont raison ! 1934 voit la première tentative de s’attaquer à cette masse calcaire de 1800 mètres de haut. Essai peu significatif, et il faut attendre l’année suivante avec  les Munichois Sedlmayer et Merhinger pour une tentative sérieuse. Ils vont ni plus ni moins ouvrir les portes d’un enfer pour les grimpeurs germaniques. Parce que l’Eiger a un secret, un secret qui n’est pas décelable lorsque l’on observe la paroi. Tout au contraire on y lit l’exact opposé. Ce secret,  il sera gardé très longtemps, et pour cause, aucune cordée  montée assez haut pour le déchiffrer n’est revenue vivante pour le dire.  Ainsi, toutes les tentatives jusqu’en 1937, et le retour d’une cordée, vont s’enchaîner en faisant la même erreur, et toutes se solderont  de la même manière : la mort !   Son secret ? Contre toutes apparences l’Eiger n’est pas une course de rocher mais de GLACE !

Sedlmaier et Merhinger vont donc ouvrir une porte de l’enfer.

Ne doutant de rien, ou presque, ils pensent à une ligne directe; vue du bas, la paroi semble être une succession de ressauts courts et relativement aisés. Vue du bas ! Comme l’a fait remarquerGeorges Livanos utiliser des jumelles pour chercher un itinéraire et jauger des difficultés ne sert qu’à une chose : grossir les dites difficultés, ou les sous-estimer.

Les grimpeurs passent  plus d’une journée pour atteindre le premier névé, la paroi s’avérant bien plus difficile que prévu,  surtout bien plus englacée que prévu. Après avoir bivouaqué au somment du 3eme névé, ils attaquent directement, négligeant la rampe, du moins c’est ce  qui est supposé, les pitons retrouvés plusieurs années plus tard le laissant penser. Car l’Eiger a  beau  être une montagne « publique », tout un chacun pouvant à l’aide de jumelles ou de longues-vues suivre la progression des grimpeurs, mais lorsque les nuages, ou la tempête masquent la paroi, ou plus simplement lorsqu’ils sont cachés par des ressauts, les observateurs en sont réduits à imaginer ce qu’il se passe.

Dès le 3eme névé plus de traces, plus d’activité, plus rien. Quinze jours après, un avion survolant la paroi repère un corps au somment du 3eme névé;  c’est celui de Sedlmaier ! De son compagnon, aucune trace. Ce bivouac du 3eme névé va prendre le tristement célèbre nom de « bivouac de la mort ».

La légende macabre ne fait que débuter. L’Eiger a sans doute subi moins de tentatives que les Grandes Jorasses, mais la réputation de l' »ogre » vient du pourcentage extrêmement élevé de grimpeurs qui n’en sont jamais revenus.

En 1936 une seconde porte de l’enfer est ouverte.  Les bavarois Toni Kurtz et Andreas Hinterstoisser font équipe avec Willy Angeler et Eduard Rainer, deux Autrichiens. Ils vont trouver l’accès idéal à la face nord. Attaquant à droite, passant à proximité du trou du voleur, le sollenloch. – ce trou en pleine face, situé dans le premier tiers inférieur,  est  un regard d’exploitation ayant servi à l’évacuation des gravats lors du creusement du tunnel pour installer la voie ferrée;  il sera le témoin de bien des tragédies, comme il sera aussi une porte de salut- évitant l’accès direct, Hinterstoisser va par une géniale traversée à gauche trouver le chemin menant  au premier névé. Cette traversée porte son nom, et aujourd’hui encore, les grimpeurs qui l’empruntent se posent, admiratifs, la question : mais comment a t’il fait ? surtout en 1936 et compte tenu du matériel en vigueur ! D’autant qu’aujourd’hui, depuis longtemps en fait, précisément après le drame qui se joue, une corde fixe est posée à demeure ; elle facilite la traversée, et surtout offre une  possibilité de retraite si besoin :car il est quasi impossible de faire la traversée dans l’autre sens.

Les quatre grimpeurs sont confiant, trop ! Excellents rochassiers ils ne laissent aucun équipement derrière eux, sans doute auraient-il pu poser et laisser  une corde fixe au cas où. Hélas, ils n’en  feront rien. Comme leurs prédécesseurs, ils n’ont pas pris la mesure de la face, de sa nature : une course de glace, et dans les névés ils sont très lents, faute d’équipement. Au bivouac de la mort le temps se gâte;  une solution, une seule : redescendre. Il leurs faudra un jour et demi de rappels en rappels pour rejoindre la fameuse traversée. Infranchissable, elle est infranchissable dans l’autre sens, la paroi est verglacée ! Ils sont coincés, mais un homme, Albert von Allmen, employé du chemin de fer s’inquiète de leur sort. Par le trou des voleurs il communique avec eux. Ces derniers décident alors de descendre en rappel directement sous le 1er névé. Plus bas, les guides de Grindenwald ne sont pas du tout chauds pour organiser des secours, pourtant en fin de journée ils se mettent en route. En route pour essayer de sauver Toni Kurtz car les trois autres sont morts, victimes d’une chute de pierre. Le lendemain matin, contre toute attente Kurtz est toujours en vie; dans le mauvais temps, guidé et encouragé du trou des voleurs par les sauveteurs, il organise son auto-sauvetage. Les cordes ont été sectionnées par les chutes de pierres, il doit les rabouter pour continuer à descendre. Bientôt il est à portée des sauveteurs mais son mousqueton de rappel se coince dans le noeud de  rabout de la  corde ! Epuisé, à bout de forces, il n’a plus l’énergie pour faire sauter le noeud et meurt à quelques mètres seulement des sauveteurs impuissants. L’hyper-médiatisation de cette tragédie vécue en direct va avoir comme conséquence metter l’Eiger au centre de la machine à propagande nazie.

L’année suivante est plutôt tranquille  en début d’été du côté de la face. Il y a bien quelques timides tentatives mais pas de victimes. Puis, en août, Rebitsch, un Autrichien et Vörg,  un Allemand,  s’engagent dans la paroi. Après seulement quatre cent mètres d’escalade ils trouvent le cadavre de Hinterstoisser, le redescendent puis repartent. Clairvoyants,  ils équipent la traversée Hinterstoisser d’une corde fixe, elle leur sauvera sans doute la vie. Au bivouac de la mort, après une difficile ascension des névés, ils buttent sur de grandes difficultées, et le mauvais temps s’installe. Une journée de rappels les amène à la traversée; une formalité grâce à la corde fixe. Ils sont les premiers à revenir vivants d’une tentative très poussée et désormais ils savent. Ils savent que c’est une course de glace mais vont le taire, surtout ne pas dévoiler le secret, la compétition est acharnée. Rebitsch lui, avant de partir subitement pour une expédition en Himalaya, a prévu de s’associer avec Heckmair et lui fait un compte rendu détaillé de sa tentative.

Heckmair était déjà, avant la première de l’Eiger un grand alpiniste, très complet avec une solide liste de courses dans le massif du mont Blanc et dans les Dolomites : dans ce domaine il n’y a, probablement,  guère que Gervasutti pour l’égaler. Il a certes souffert, dans sa jeunesse, de la situation catastrophique de l’économie de l’Allemagne des années 1930. Il y fait un peu allusion dans ses livres, mais ne parle pas de la montée du nazisme. Pourtant il est, toujours avant l’Eiger, déjà célèbre à Munich ; au point que son club, dépendant de l’organisation nazie – il ne pouvait y avoir à l’époque de club indépendant- le sponsorise pour l’Eiger. À l’aune de la situation actuelle cela paraît peu de chose – des pitons, des cordes, des crampons 12 pointes – mais pour l’époque c’est énorme et Harrer – le Harrer de » sept ans au Tibet » – l’enviera de cette fortune.  Finalement,  Rebitsch, occupé  ailleurs, c’est avec Vörg qu’il fait équipe.

Pour les montagnards la suite est bien connue. Deux Autrichiens, Kasparek et Harrer s’engagent dans la face. Le lendemain 21 juillet 1938  Heckmair et Vörg partent à leur tour. Ils rattrapent rapidement la cordée Autrichienne qui est lente, très lente, faute d’avoir l’équipement adéquat. Grâce aux crampons Grivel équipés de pointes avant, alors que les Autrichiens n’en disposent que d’une seule paire classique et perdent un temps fou à tailler des marches…. qui profitent aux Allemands, la jonction est très vite  faite. Les deux cordées font cause commune, au grand dam de Heckmair, mais Vörg insiste et emporte la décision. Les deux Autrichiens vont servir de mulets, à eux les sacs, l’équipement et tout ce qu’il faut porter, et au dépitonnage – tâche ingrate, épuisante mais ô combien vitale –  aux Allemands la gloire d’ouvrir la voie.  Le soir, au bivouac de la mort, le mauvais temps arrive;  ce bivouac est décidément maudit ! Le lendemain l’ensemble de la paroi est verglacée, Heckmair sur ses crampons Grivel se révèle tel qu’il est, un grand  alpiniste. Sur les pointes avant de ses crampons il invente le mixte moderne, remonte la rampe,traverse à droite, enchaîne sur une grande traversée horizontale à droite, qui elle aussi va devenir mythiquela traversée des Dieux jusqu’à l’araignée.  Les Allemands « courent » dans la paroi, alors que pour la seconde cordée tout va mal. Les Allemands lui envoient une corde après qu’une avalanche ait balayé la face, emmenant tous les points d’assurances. La journée s’étire alors qu’ils sont dans les fissures de sortie; un troisième bivouac s’impose. Le lendemain le temps est exécrable, les rochers sommitaux sont  platrés de neige fraîche et c’est une lutte pour la vie qui s’engage pour les quatre hommes. Epuisés, le 24 juillet ilsatteignent le somment à 15h30 et filent directement dans la vallée par les pentes plus douces de l’autre versant. La gloire les attend, mais la polémique, la politique aussi .

Après l’Eiger, le régime nazi s’empare de Heckmair pour en faire un exemple de l’héroïsme, du courage… Il a le droit aux réceptions chez Hitler, il écrit un best seller sur ses aventures. Il est même reçu directement en tête à tête par Hitler au sujet d’une expédition en Himalaya. Il devient le guide de Leni Rieffenstahl, la cinéaste nazie, géniale, qui réalise de beaux films de montagne et surtout de propagande nazie. Mais Heckmair reste lucide, dit-il. Au point de voir les camps de concentration ouverts dès 1937, le massacre des Juifs lors de la « nuit de cristal » ?  Non. Certes, résister à l’Etat nazi était une entreprise presque suicidaire, mais Heckmair aurait pu facilement émigrer aux USA. D’autres l’ont fait. Prudent tout de même, quand Hitler attaque la Russie – Vörg n’aura pas cette chance et sera tué le premier jour de l’opération Barbossa  –  il fait jouer ses connaissances pour rester en Allemagne comme instructeur montagne dans un séminaire nazi qui forme la jeune élite du Reich de « 1000 ans ». Lorsque la guerre se termine il rentre chez lui en se cachant et laisse passer le temps. Et le temps passe vite;  en 1947 Lionel Terray correspond avec lui, l’invite… Il redevient le vainqueur de l’Eiger et même le président de l’association internationale des guides.

Quant à Harrer : Heinrich Harrer était Autrichien. Probablement un bon sportif, endurant. Il a participé aux  Jeux Olympiques de Munich en 1936. On ne sait  pas quand il a adhéré au parti nazi, mais certainement avant l’Anschluss, et il semble avoir été compromis dans l’assassinat duChancelier Dolffus en 1934.Il deviendra après l’Eiger membre de la SS. Harrer n’était pas un alpiniste de pointe avant l’Eiger, comme Heckmair, Vorg, et Kasparek. Cependant sa force lui permettra de porter un sac lourd et de dépitonner. Son escalade de l’Eiger lui permettra aussi, en dehors de serrer la main d’Hitler, de partir en expédition en Inde, d’être fait prisonnier par les britanniques, de s’évader, de parvenir au Tibet, de devenir l’ami du Dalai Lama….Et de revenir  sept ans après, « plein d’usage et de bonté », terminer sa vie dans l’Allemagne vidée de ses nazis.

Remarquons que ni Heckmair, ni Harrer, pourtant attaqués, n’ont admis s’être trompés. Ce qui aurait été la marque d’hommes responsables et forts. Peut-être ont-ils simplement eu le malheur d’être nés dans le Maëlström de l’effervescence nazie et pour assouvir leurs passions, ils ont du faire un compromis que certains se permettent de juger aujourd’hui.  Ce n’est peut-être pas parce qu’ils ont adhéré au parti qu’ils en partageaient la doctrine , les montagnes étant, sans doute, bien  plus intéressantes. A la fin de la seconde guerre, tout le monde était résistant en France, le peuple Allemand qui acclamait Hitler lui crachait dessus et ceux qui soutenaient Staline et ses purges l’ont décrié à sa mort. C’est humain, c’est l’instinct de survie, et  personne n’est parfait.

http://yvesballublog.canalblog.com/archives/2009/11/03/15662814.html

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Léon
Léon
16 février 2012 16 h 10 min

Des trois sommets, c’est celui dont l’histoire m’a le plus impressionnée. Je l’ai déjà dit mais je le répète, relire ces trois aventures a été, pour moi en tous cas, un vrai plaisir. Et je pense, pour les autres aussi.