J. C Michéa a ceci de passionnant qu’en plus des réflexions qu’il apporte lui-même, il en suscite d’autres chez le lecteur.
Ainsi, en décrivant le modèle politico-economico-libéral, le philosophe explique que pour les libéraux, afin de ne pas imposer sa notion du bien, l’Etat doit être philosophiquement neutre ; son rôle consiste uniquement à installer le cadre juridique qui permettra aux libertés individuelles de s’exercer, en particulier en réglant les conflits qui pourraient en surgir. L’Etat idéal, pour les libéraux, est celui qui parviendra à organiser la société à la manière dont le code de la route gère les automobilistes, c’est-à-dire qu’il se contentera de régler les conflits des libertés des conducteurs.
Observons d’emblée que les libéraux sont là dans une impasse logique complète : d’un côté ils réclament donc un Etat léger, peu interventionniste, mais d’un autre, en acceptant, au nom de sa neutralité, toutes les revendications des libertés individuelles de la part des citoyens, ils sont contraints à une inflation législative illimité. Etant nécessairement contradictoires et potentiellement conflictuelles, plus ces libertés se développent, plus l’Etat doit intervenir afin d’en régler l’exercice …
Cette idée que chacun doit pouvoir « vivre comme il lui plaît » correspond à un modèle à ce point ancré dans nos consciences collectives, que l’on arrive à oublier qu’il est impossible à une société de fonctionner ainsi totalement et durablement. Même au sein des nôtres, heureusement, une part immense de nos rapports n’obéit pas à cette logique.
A l’idée libérale du relativisme culturel et d’une absence de norme sociale légitime s’opposent d’abord les thèses qui prétendent qu’il existe une morale universelle.
La plus connue est celle de Mauss qui a mis en valeur que toute civilisation, toute vie sociale repose sur la séquence du don et du contre-don : donner, recevoir et rendre. A ma connaissance cette thèse n’a jamais été jusqu’ici infirmée par aucune découverte anthropologique ou ethnologique, au contraire.
Il est à noter qu’elle est aussi applicable aux sociétés mafieuses dont elle constitue même un pilier : la longue scène d’ouverture du film « Le Parrain » de Coppola montre comment le fait pour Don Corleone d’accorder sa protection à untel ou untel entraîne pour ce dernier l’obligation de le lui rendre un jour sous forme d’un autre service. Au passage, dans son dernier livre, J.C. Michéa fait la remarque que l’introduction du rapport marchand brise quelque peu cette séquence en ce qu’elle permet, en payant un prix en monnaie, de rompre ce lien : le débiteur se libère ainsi instantanément de cette obligation de rendre, constitutive, selon Mauss, du lien social de base.
A cette logique libérale de supposée neutralité philosophique de l’Etat, s’oppose aussi la common decency orwellienne. Plus difficile à définir, elle repose d’une part sur la constatation qu’il existe des normes morales universelles, que l’on peut par exemple retrouver dans les 10 commandements mosaïques, (respecter ses parents, la vie humaine, la propriété…) mais aussi et surtout dans une morale de solidarité et d’entre-aide beaucoup plus ancrée dans les couches populaires qu’ailleurs. Il y a incontestablement une continuité entre la common decency et la séquence maussienne du don.
S’agissant de morale, ces règles de conduite sur « ce qui se fait » et qui « ne se fait pas » sont loin d’être toutes codifiées et intégrées dans des lois ; pourtant elles structurent très fortement notre « vivre ensemble ».
Peut-on considérer les règles de politesse, de courtoisie comme des prolongements non écrits de cette common decency ? Peut-être. Partiellement sans doute et avec la restriction qu’en la matière, la diversité est la règle. Mais leur étude est parfois riche d’enseignements, y compris sur la manière dont elles son appréhendées suivant les groupes sociaux.
On connaît ainsi cette différence dans les règles de l’exactitude pour les invitations aux repas : dans les milieux bourgeois il est de bon ton d’arriver avec un certain retard pour laisser le temps à la maîtresse de maison de se déstresser, rectifier le maquillage etc… avant l’arrivée des invités. Dans les milieux populaires, en revanche c’est plutôt l’exactitude qui est la règle. On arrive à l’heure et, sauf circonstances festives exceptionnelles, on ne s’éternise pas une fois le repas terminé. Norme sans doute héritée de la charge du travail (notamment des femmes) en usine. Prolonger les agapes, c’est priver de sommeil, de repos.
Une autre règle, amusante à analyser est celle de l’escalier : lorsqu’une femme et un homme montent un escalier ensemble, comment doivent-ils se placer ?
Dans les milieux bourgeois, où l’hypocrisie sexuelle règne, l’homme doit se placer devant afin de ne pouvoir être soupçonné de profiter de l’occasion pour « mater » l’arrière et le dessous de la dame. Il n’y a que lorsqu’il « monte » avec une prostituée qu’il se place derrière, et comme le disait je ne sais plus qui, il a droit ainsi à une sorte d’apéritif visuel à ses ébats tarifés. Dans les milieux populaires, au contraire, l’homme doit être derrière la femme afin de pouvoir la rattraper au cas où elle ferait une chute. Lorsque l’on descend l’escalier, en revanche, dans les deux cas l’homme doit être devant, le risque de chute étant cette fois dans ce sens et même si les possibilités de « mater » sont plus limitées, la règle bourgeoise impose encore de se trouver devant. Comme pour beaucoup de règles de la galanterie, il s’agit d’une contrepartie, d’une compensation à la position de « faiblesse » de la femme car elle s’applique aussi à d’autres « faibles », enfants, personnes âgées.
Une analyse plus anthropologique pourrait aussi y voir la protection due à la femelle de l’espèce, mais également de son appropriation par un mâle. Observée sous l’angle de la common decency, la règle « populaire », montre une prime donnée à la solidarité, contre le puritanisme.
On trouve d’ailleurs une synthèse de ces deux règles, qu’un sociologue des codes de courtoisie attribuera sans doute aux classes moyennes : lorsque la largeur de l’escalier le permet, l’homme doit être une marche en dessous et de côté, ce qui empêcherait de se rincer l’oeil et permettrait aussi de rattraper la dame en cas de chute (quoique d’une manière, moins efficace…).
La question sans doute la plus complexe et la plus variable est la manière dont les sociétés codifient, dans des règles de politesse, la coexistence des individualités, les chocs des intimités.
Les sociétés méditerranéennes, par exemple, sont beaucoup plus tolérantes que les sociétés nordiques sur le bruit des autres. Qui a pu fréquenter un camping italien, surtout dans le sud, comprendra ce que cela signifie.
Dans la plupart des cultures on admet qu’il soit impoli d’exposer son intimité, que ce soit ses attributs sexuels, ses odeurs corporelles, ses flatulences, ses cris. Quelquefois, comme c’est le cas au Japon, c’est exposer ses émotions qui est impoli, toujours parce que l’on considère que c’est obliger les autres à subir son intime. (La manière qu’ont les Japonais, de faire abstraction de ceux contre lesquels ils sont écrasés dans le métro aux heures de pointe est tout bonnement extraordinaire… )
On retrouve cela, dans une moindre mesure, avec le flegme britannique. Cette « réserve » est à opposer, par exemple, aux gigantesques et grandiloquentes manifestations de douleur dans certaines cultures orientales et méditerranéennes.
Exposer sa religion relève du même étalage de son intimité. L’exhibition des kippas, hidjabs, soutanes est un manque certain de courtoisie, de politesse, en ce que ces « signes ostentatoires » obligent les autres à connaître une conviction d’autant plus profonde et intime que les signes sont, précisément, plus « ostentatoires ». Les musulmans qui reprochent aux femmes occidentales leur indécence vestimentaire devraient comprendre, qu’en exposant une croyance religieuse qui, selon les normes de la société française, (telles qu’elles sont exprimées notamment dans son rapport à la laïcité), relève de l’intime, du privé, ils font exactement de même et transgressent une règle importante du « vivre ensemble » à la française.
C’est un peu là où je voulais en venir : on ne peut pas tout régler par des lois. Contrairement au dogme libéral, tout ce qui n’est pas interdit, n’est pas nécessairement autorisé, si l’on considère comme « interdictions » uniquement celles qui sont posées par la loi. Il y a la loi, mais aussi l’esprit de la loi et également un ensemble de règles souvent non écrites qui relèvent des coutumes, usages, règles de bienséance inculqués dès l’enfance, généralement par le millieu familial.
Il s’agit bien de normes en ce qu’elles sont assorties de sanctions si elles ne sont pas respectées, bien qu’il ne s’agisse pas des mêmes qu’en cas d’infraction à la loi. Ici la sanction sera une mise à l’écart, un ostracisme, une discrimination, voire de la xénophobie ou du racisme. Untel qui se conduit mal à table ne sera plus invité, telle autre sera licenciée (Baby-Loup) tels autres se verront, à tort ou à raison, refuser des logements ou des emplois… Au fond l’inflation législative suit exactement l’abandon de ces codes de bonne conduite. Avec, il faut le souligner, une déperdition importante d’efficacité et aussi des risques accrus de « stigmatisation ».
Il y a un travail important à découvrir et exprimer ces règles, souvent implicites, du « vivre ensemble », conformes à l’idée que s’en fait l’opinion majoritaire d’une société. N’étant pas écrites ni vraiment codifiées, leur réalité et surtout leur généralité est toujours discutée. Et constater qu’elles évoluent dans le temps ne signifie nullement qu’elles n’existent pas.
A bien y réfléchir, contrairement à la loi qui est d’un recours exceptionnel, ces usages forgés par l’éducation, s’imposent à nous quotidiennement et quasiment dans tous nos rapports avec autrui. La question du conflit éventuel de cultures, revêt là une importance capitale : curieusement, les «accommodements raisonnables » y ont beaucoup moins leur place qu’en matière réglementaire ou législative.
La presse continue de publier des points de vue, suite à l’affaire Baby-Loup, sur l’opportunité de voter une loi supplémentaire sur ce maudit hidjab. On a tout dit, ou presque, sur la question, mais voici un point de vue personnel en rapport avec ces codes implicites de bonne conduite :
Le foulard islamique, puisqu’il faut donc revenir dessus, heurte d’abord une conséquence implicite du choix français en faveur de la laïcité, qui devrait avoir pour corollaire non écrit le souci de la discrétion dans l’expression de sa religion.
Il entre en conflit également avec une tradition très française de rapports entre les hommes et les femmes, plutôt plus apaisés qu’ailleurs, (ce sont généralement les étrangères qui le disent). Il est admis que les hommes y sont « galants » c’est-à-dire qu’ils pratiquent une forme de courtoisie spécifique, à la limite d’une drague tous azimuts et en toutes circonstances, sans insistance excessive toutefois, (dans le meilleur des cas : pas d’angélisme non plus, ces habitudes peuvent parfaitement aussi être du sexisme pur…). Mais en contrepartie les femmes sont coquettes et n’hésitent pas à se montrer sous une apparence séduisante, a priori disponibles, au moins par jeu, à cette galanterie (et plus si affinités..). Et ceci sans que cela déchaîne chez les hommes des pulsions de rut incontrôlées. (Enfin, à condition de ne pas s’appeler DSK…).
Bâcher les femmes, les empêcher de se montrer sous un jour séduisant, voire séducteur, les obliger à fuir le contact avec les hommes par le regard, la parole, est contraire à une spécificité qui semble bien française.
Avec le printemps qui arrive, ici dans le sud, les jupes ont considérablement raccourci pour le plus grand bonheur des mâles hétérosexuels, sans que cela déchaîne pour autant une vague de viols collectifs. Ces jambes nues qui fleurissent en même temps que les arbres de Judée, les lilas et les glycines, font un je ne sais quoi à l’humeur, qui en devient plus joyeuse, plus légère…
Vous, je ne sais pas, mais moi, croiser ces femmes vêtues de linceuls aux couleurs sombres, qui marchent dans la rue le dos courbé, la tête baissée, qui font tout pour ne pas croiser votre regard, provoque chez moi de la colère — mais avant cela, beaucoup de tristesse. Et je me demande bien de quel côté se trouve l’exclusion, la discrimination…
Un nouveau sondage montre une mauvaise image de l’islam en France. L’explication est peut-être aussi à chercher de ce côté-là, du point de vue de ces traditions et codes de conduite qu’il heurte.
http://www.slate.fr/story/38941/france-etats-unis-seuils-tolerance-sexisme
A lire, trop marrant :http://www.immigrer.com/faq/sujet/relations-hommes-femmes.html#
Lectures :8368
oui très intéressant. L’inflation législative est effectivement une des conséquences de l’exercice des multiples libertés individuelles et individualismes. Pour le reste, je ne vois pas vraiment de solution tant que l’idéologie de l’individu prégnant complètement sur le groupe sera autant dominante. A vrai dire, seuls l’intelligence, la culture et les choix individuels porteurs de valeurs morales communes et respectueuses peuvent sauver l’individu, de manière apparemment contradictoire, c’est aussi pour cela que le communautarisme se développe, puisque la « communauté nationale » n’apporte plus de satisfaction du fait du délitement de ses normes et le manque de projets commun. Cette libéralisation à outrance de l’individu le conduit donc paradoxalement à se renfermer par affinité dans des groupes, dont le fonctionnement peut être lié à une soumission très forte.
Historiquement dans toutes les sociétés occidentales les femmes ont souffert d’un retard dans la conquête des libertés .Depuis l’instauration de la République elles ont mené le combat exemplaire qui peu à peu leur confère l’exercice plein et entier des droits du citoyen républicain..
Il y a encore du chemin à faire
Mais stupéfaction!
Que ne faut-il pas voir aujourd’hui?
Des gens qui, hébergés par cette République et donc, profitant de ces plus altruistes avancées, remettent en cause avec acharnement ces dernières conquêtes et aspirent autant qu’ils peuvent à une régression sans exemple dans l’histoire.
C’est avec consternation qu’on peut les voir soutenus par une racaille intellectuelle prétendument athée dont le seul discours et le seul lobbying est la protection et la promotion de ces archaïsmes en déni des lois et en déni de leurs mandats….
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Ces escrocs au nom d’un respect non dû à la religion laissent s’installer le mépris quotidien des droits du citoyen et de la soumission des citoyennes.Les insultes et les agressions deviennent dans leur discours couleur locale et expression typique d’une civilisation…
Évidemment il se trouve des racailles morales pour justifier ces empiètement au nom de la protection relativiste de tous les patrimoines.
Ce « Vivre ensemble »! on le trouve à toutes les sauces. Une véritable ritournelle. C’est surtout aux occidentaux qu’on envoie ce mot d’ordre et auquel ils doivent se plier sous peine d’être traiter d’horribles fascistes. Vivre-ensembleuuuu! l’arnaque. Comme sur cette page, l’auteur de cette lettre ouverte n’est pas trop gêné de retrouver parmi ses signataires des antisémites et des négationistes notoires, comme Saïdi qui a été exclu du Ca du Mrax (le mrap belge), il a dû insister lourdement pour être viré du truc. Tête de liste en 2010 du parti islamo-gôcho belge « Egalité« .
Le MRAX, « un club d’autodéfense des musulmans » dont le président s’est fait connaître pour ses expressions « privilège blanc », « clique d’universitaires blancs » et même « visages pâles »