André Bruyère, l’architecte attentif à l’humain.

André Bruyère s’est éteint en 1998 à l’âge de 86 ans. Considéré par ses pairs comme l’un des architectes majeurs du XXe siècle, il est pourtant totalement inconnu du grand public et à l’heure actuelle aucune monographie sur l’ensemble de son œuvre n’a été publiée : un bref article dans l’Encyclopedia Universalis et rien sur Wikipedia.

Mon intérêt pour lui remonte à loin mais il est dû à un hasard : il habitait à côté d’un ami avec lequel je faisais de la musique et ses parents le connaissaient, j’avais 23 ans à l’époque. On adorait débarquer sans prévenir dans ses bureaux et se faire jeter au bout de 5 mn « parcequ’il avait du boulot », mais après nous avoir défiés au bilboquet, jeu dont il était fan et expert redoutable. Il en avait de nombreux modèles un peu partout sur ses étagères et ses tables à dessin. Il prétendait que c’était par mimétisme avec son crâne qu’il avait déjà chauve…[1]

Sans ce hasard, donc, je ne me serais certainement pas intéressé à son œuvre. Son livre « Pourquoi des architectes » édité en 1968 chez Jean Jacques Pauvert, l’éditeur « gauchiste » de ces années-là, fut pour moi une vraie révélation. Un étonnement et une prise de conscience. Il faut vous dire que n’eût été mon niveau trop médiocre en math, c’est probablement le métier vers lequel j’aurais essayé de me diriger.

Pour préparer cet article, en parcourant les rares textes sur son œuvre que l’on peut trouver sur le net et en relisant deux de ses livres, je me demandais comment je pourrais la caractériser en quelques mots.

Disciple de Le Corbusier (dont il s’écartera rapidement) et aussi des « brésiliens » (avec Oscar Niemeyer à leur tête  ), c’est une personnalité vraiment singulière. Les mots qui reviennent le plus souvent  sont : tendresse, humanité, sensualité. Si André Bruyère construit des bâtiments humains, c’est-à-dire faits pour l’homme, c’est en essayant de le prendre en compte dans toutes ses dimensions, y compris celles qui relèvent de l’intime, du poétique, du merveilleux, du sinueux, de vivant, du sensuel, parfois du sacré : «  L’architecture est pour moi la façon de mouler une tendresse sur une contrainte » dit-il. Ou encore : « Un univers poétique, seul est habitable ». Et, probablement la phrase de lui que je considère comme une sorte de testament spirituel, qui m’avait le plus frappé à l’époque  : « La ligne droite est une insulte à l’intelligence humaine ».
On peut comprendre aussi son œuvre dans ce qu’il rejette violemment : la dictature moderniste rationaliste et fonctionnelle de l’après-guerre, ce damier urbain fait de lignes droites et d’angles orthogonaux dont l’inhumanité culmine aussi bien à Sarcelles que dans la tour Montparnasse, horreur quasi-stalinienne pourtant célébrée par Pompidou comme une «expression de l’architecture moderne ». André Bruyère est un contestataire, nul doute; il est d’ailleurs un des rares architectes que l’on a qualifié jusqu’à sa mort, mais avec beaucoup de respect, de « soixante-huitard ».

C’est en relisant «  Pourquoi des architectes » que l’on prend conscience de sa révolte contre une architecture qu’il juge aberrante. Le livre est d’une violence qu’on ne s’attend nullement à rencontrer dans un tel ouvrage , violence teintée de désespoir devant l’incompréhension de décideurs qui refusent certains de ses projets au profit de ce qu’il appelle «des casernes de gendarmes mobiles ». « Cependant, trop d’architectures ont ça pour visage, moitié frigidaire, moitié pensée de citerne. Comment supporter cet avoir dont les biens ne protègent pas de la mort mais l’infusent. Ils sont la masse morte et l’imbécillité pétrifiante. Pas gai ».

Par ailleurs, on comprend, à voir les portées, les arcs, les volumes complexes, que son architecture est exigeante sur le plan technique. Parce qu’il refuse la facilité des formes géométriques simples, il va mettre au point, en coopérant avec des ingénieurs ou en retrouvant des procédés anciens, des techniques pour faire des murs sinueux, des voûtes, des toits courbes, de véritables voiles de béton. Par exemple le procédé des fusées-céramiques qui est expliqué ici ( suivre les liens hypertexte).

Il n’est pas possible dans le cadre d’un simple article de présenter toute son œuvre. J’ai choisi quatre bâtiments qui me semblent emblématiques, le quatrième, peut-être le plus connu, l’œuf, n’ayant jamais vu le jour et étant resté à l’état d’un projet merveilleux…

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L’ hôtel de la Caravelle à Saint-Anne en Guadeloupe.

Cet Hôtel, terminé en 1963 et qui est actuellement propriété du Club-Méditerranée est une sorte de chef-d’oeuvre, et un condensé de la pensée architecturale d’André Bruyère.

Avant de faire comprendre pourquoi, à certains égards, c’est un bâtiment hors-normes André Bruyère tient toujours à rappeler que sur les aspects fonctionnels, budgétaires et techniques, tant en équipements qu’en gros œuvre, il est d’une rigueur implacable. Et que cela va de soi. Mais il y a tout le reste, là où il va s’exprimer.


Il crée une sorte de voile de béton qu’il qualifie de « molle » comportant des dissymétries, des volutes enveloppantes, sous laquelle il va abriter tous les espaces communs, tout ce qui n’est pas chambres à proprement parler : accueil, bureaux, salle à manger, salle de spectacle, boutiques, bar, espaces de rencontre  etc. Mais cette voile qui a constitué son principal défi technique résolu avec l’aide de l’ingénieur Henri Trezzini crée des espaces  toujours renouvelés. Sous cette voûte il y a deux étages dont le plancher du premier comporte des vides permettant de voir le rez-de-chaussée et une extraordinaire mise en scène par une passerelle qui descend en pente douce vers le bassin (en forme de poisson, mais dont on ne peut comprendre la forme que de haut, une facétie de Bruyère) et vous dépose devant la mer. Car c’est là que se révèle une idée qui me semble absolument géniale dans cette construction : permettre d’éviter la saturation du paysage. Il est là le détail merveilleux : l’architecte a fait exprès, en jouant avec la végétation et le bâtiment pour que l’on ne puisse voir la mer d’aucune chambre, tout juste la deviner depuis certaines d’entre elles et l’apercevoir à peine depuis les espaces communs.

Pourquoi cette idée totalement iconoclaste, anti-touristique à première vue ?

Parce que André Bruyère a compris qu’un paysage, le plus sublime soit-il, use et s’use… Et il veut lui garder ce qu’il appelle sa « ressource », c’est-à-dire éviter la saturation, ce qui suppose qu’il soit partiellement ou totalement refusé ! Et chaque fois que le touriste quittera sa chambre, se rendra par la coursive extérieure vers les parties communes sous la voile de béton, empruntera la rampe doucement descendante qui l’amènera vers les premiers scintillement de l’eau du bassin et enfin face à l’éblouissant paysage de l’océan, il en aura le plaisir chaque fois renouvelé de la découverte. Une vue permanente sur la mer aurait fini par le lasser très vite. ( J’ai entendu dire que les statistiques des séjours dans cet hôtel lui avaient donné raison, les gens y restaient en moyenne plus longtemps qu’ailleurs…).
«  Je n’aime le paysage qu’appuyé sur la main de l’homme. Sans cette condition, il a tôt fait de lasser.» dit-il…
( On pourra trouver des photos actuelles de cet hôtel, ici. Il a subi plusieurs modifications et agrandissements qui, à mon avis, n’ont pas dû être du goût de l’architecte…)

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Un laboratoire d’électronique pour la faculté des sciences de Paris, terminé en juillet 1968, St-Cyr-l’Ecole.


Là encore, ce laboratoire repose sur une idée de génie qui, comme toutes les idées de génie est d’une simplicité évidente.

Puisqu’il s’agit d’un laboratoire, donc d’un endroit où les gens sont confrontés à des difficultés, des problèmes, ils ont une nécessité absolue de se rencontrer pour en parler.

Alors, André Bruyère commence par dessiner une banquette en rond près d’une cheminée et d’un réfrigérateur, et ensuite, le laboratoire autour.  Une cheminée d’agrément dans un laboratoire d’électronique !
(Il est à signaler, d’une manière amusante, qu’une étude qui a été faite au CNRS dans les années 90 a révélé que beaucoup de grandes idées y étaient nées aux alentours de la machine à café .) Bruyère est sans doute un original, mais certainement pas un farfelu…

La deuxième particularité de ce bâtiment correspond bien à une autre exigence de l’architecte : offrir, y compris à un bâtiment administratif, non seulement la fonctionnalité, mais aussi ce supplément d’âme qu’apporte la sensualité des courbes, le soin que l’on aura mis à sa réalisation, l’envie de faire beau et bien.

Tout dans ce bâtiment est luxueux. Entendez : au-delà du minimum vital ou syndical. Le matériau verrier de la façade translucide, les courbes molles des retombées de la toiture, la porte sculptée par Le Breton. Sans compter que le chantier s’est heurté à des difficultés techniques imprévues dans le creusement des fondations et aux grèves des mois de mai-juin  68. Pourtant les prix et les délais ont été tenus. Par quel miracle cela a-t-il été possible ? Par l’implication des gens sur un projet sortant de l’ordinaire et sur lequel ils avaient à cœur de bien travailler.
« On incrimine à tort et trop facilement les contraintes financières. Non, les crédits suffisent, c’est le reste qui manque. »
Utopie ?
Non, la preuve…

Le pavillon de l’ORBE, Hôpital Charles Foix à Ivry-sur-Seine

Ce troisième édifice dont malheureusement il n’y quasiment aucune photo disponible sur le net, sinon minuscules,est un lieu destiné à accueillir un service de gérontologie.   C’est l’une de ses toutes dernières réalisations, elle a été inaugurée  en janvier 1991.

L’idée maîtresse de ce bâtiment, élaboré après un large et intense concertation avec le personnel soignant, est d’abord de mêler les lieux de vie et les lieux de soins : pas de couloirs, un jardin intérieur, des lits disposés de manière que les patients puissent décider de communiquer ou pas avec leur voisin, des portes séparées dans les chambres à deux lits pour que chacun ait la sienne ; dans les chambres collectives chacun à sa fenêtre avec un coin particulier, une banquette ou un fauteuil roulant ; tout est fait pour ouvrir les chambres sur un espace animé collectif consacré à des ateliers créatifs pour susciter l’envie des déplacements, d’activités, mais les portes vers l’extérieur, au contraire, sont toutes longitudinales pour ne pas inciter à la fugue… Une vasque plate à l’entrée pour boire, se laver les mains, se rafraîchir le visage. De la moquette au sol, en contradiction avec toutes les prescriptions d’asepsie et d’hygiène, mais tellement moins dure sous des pieds exténués par une longue vie…

André Bruyère, pour réfléchir à ce pavillon avait passé une nuit entière dans un lit de l’ancien service de gérontologie à écouter les peurs, les gémissements, les inconforts des patients avant de leur apporter ses réponses architecturales fondées sur ce que certains ont qualifié de « tendresses » vis à vis de ces personnes âgées. Le détail qui tue et qui est bien dans la manière de cet architecte de dépasser le « fonctionnel » même bien conçu : dans la salle de vie, la salle commune, il a fait mettre une fenêtre sculptée en forme « d’homme debout » pour inciter les vieux à se redresser…

Voici ce qu’en a dit l’architecte, Roland Castro beaucoup plus connu, lui, dans un entretien récent : « J’ai un ami architecte, décédé maintenant, qui s’appelait André Bruyère. C’était un grand résistant, un des rares architectes convenables des années soixante – et il n’y en a pas eu beaucoup, donc on peut se souvenir de son nom. Il avait construit une maison médicalisée très matricielle, très enveloppante, très protégeante, pour des personnes en fin de vie dans un hôpital de la région parisienne. L’Assistance publique a publié des statistiques concernant son bâtiment et, par rapport aux prévisions, les gens mouraient trois fois moins vite! Il se demandait pourquoi on ne lui en commandait pas davantage et je lui rétorquais que si on faisait de très bons bâtiments pour les vieux, ils vivraient plus longtemps et que ça creuserait le trou de la Sécu… »

Ce bâtiment est certainement l’un des rares services de gérontologie du monde qui soit visité comme un monument historique. Il m’étonnerait qu’il y ait pensé, mais je me plais à imaginer une « tendresse » supplémentaire et involontaire d’André Bruyère : se débrouiller pour que tous ces petits vieux voient passer du monde…

Terminons par l’oeuf.

Ce  bâtiment en forme d’oeuf de cent mètres de haut avait été proposé au concours ouvert pour le centre Pompidou et  n’a pas été accepté au profit de celui  de Renzo Piano, Richard Rogers et Gianfranco Franchini et ses tuyauteries apparentes.
A. Bruyère a tenté de proposer ailleurs et en vain son projet refusé, notamment à New-York et à Marseille…. Cet oeuf, était devenu une sorte d’obsession chez lui.

Après son échec pour le centre Pompidou, André Bruyère l’a retravaillé et proposé pour New York. Il aurait eu 125,50 m de haut très exactement, comporté 37 étages, aurait été construit dans la continuation d’une de ses habituelles voiles de béton qui aurait abrité des commerces et aurait comporté trois étages de parking souterrains.

Il y tenait beaucoup en raison de son côté poétique, de la rupture émotionnelle et sensuelle qu’il aurait présenté avec l’architecture haussmanienne dans Paris ou celle des gratte-ciels de New York.
Il y tenait aussi en raison de la prouesse technique qu’un tel bâtiment aurait représenté: depuis la conception des joints de dilatation pour cette façade composée de plusieurs milliers de vitres, autant de facettes disposant de possibilités de laisser passer une circulation d’air par le haut comme par le bas, jusqu’au matériel spécial nécessaire pour les nettoyer de l’extérieur. Il avait pour cela envisagé des nacelles fixées au sommet de l’immeuble équipées de larges roues et pouvant descendre verticalement par des treuils le long des parois (Mais cela ne marche que pour la partie qui est en surplomb. Pour la partie inférieure il ne donne pas la solution). Pour résoudre la monotonie des étages tous cylindriques, il a imaginé des plans différents d’aménagements par des cloisons disposées irrégulièrement.
Ce projet était très abouti, tout à fait bouclé du point de vue technique et financier. C’est probablement ce qui l’a incité à en faire un livre dans la mesure où il n’a été accepté nulle part.( L’oeuf/the egg, Albin Michel, 1978).
Détails des systèmes d'insertion des vitres avec les joints de dilatation.
Plan de coupe de l'immeuble

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Mise en scène de l'oeuf au milieu des gratte-ciels de New-York

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 » Alors je propose à la Grande Ville quelques impressions autres : le répit, une surprise, l’humeur, la contestation et la découverte qu’entre les dures géométries vienne la douceur d’un volume, courbe en tous sens changeant, en contraste, de ces façades où l’angle tombe toujours droit du ciel, toujours semblable. Alors, l’Oeuf »

D’autres éléments sur André Bruyère rassemblés ici.

[1]Note : Incidemment, apprenant que nous faisions de la musique, il nous avait fait cadeau du premier steelpan que j’ai jamais vu : il l’avait ramené des caraïbes fasciné par le détournement que représentait cet instrument fabriqué dans le haut d’un fût d’essence.

Un sacré bonhomme….

André Bruyère en 1978
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Agoraneuneuphobe
Agoraneuneuphobe
27 janvier 2011 12 h 13 min

http://stefaninijournal.com/evenements1006.htm
la maison Chaneac à Aix les bains.
(pas de photos persos, j’ai jamais réussi a la phographier correctement, encore plus difficile que les orchidées!)

Léon
Léon
27 janvier 2011 12 h 49 min

Ca a l’air effectivement curieux, mais je me méfie un peu des formes pour les formes. Il faudrait habiter dedans pour voir. Ce que j’ai toujours apprécié chez Bruyère c’est qu’il ne transigeait jamais avec les aspects techniques et « l’habitabilité », la commodité.

Agoraneuneuphobe
Agoraneuneuphobe
27 janvier 2011 13 h 48 min

j’ai un peu habité dedans, suprenant, et au final très commode.
je suis assez méfiant aussi du « les formes pour les formes » de nature rochonne et souvent agressé par les archis qui exposent leur « ventres » 🙄

hihi! cela me rapelle des discus enflammées avec Jean-louis ou pour faire de la provoc je lui disais qu’ils faudrait faire un  » nuremberg des archis » pour crime contre l’humanité :mrgreen: