Histoire de l’orgue 6: vers l’âge d’or. Musique et répertoires

Nous avons vu  dans les épisodes précédents la naissance et le développement technique de l’orgue, son expansion et son importance croissante dans la vie quotidienne des occidentaux. Il nous reste maintenant à voir l’évolution historique du répertoire, les conséquences nombreuses de l’évolution de l’instrument telle que je vous l’ai rapportée. Tout cela pourra clôturer l’histoire jusqu’au 18 ème siècle que certains considèrent comme l’apogée de l’orgue.

Après les accompagnements de fêtes ou de jeux de cirques pour lesquels les organistes improvisaient en illustrant de manière sonore le spectacle ; l’orgue s’est retrouvé dans les monastères comme guide chant. Son développement a été étroitement lié à celui de la polyphonie à 4 parties. C’est pour cela qu’il nous faut voir l’évolution musicale dans son ensemble à partir du 11ème siècle.

Avertissement pour la suite de la série

J’ai illustré la suite des épisodes de la série par des fichiers sonores et vidéos. Je vous conseille donc le casque pour une meilleure écoute, d’autant plus que les sonorités de l’orgue, de part les fréquences utilisées, supportent assez mal des haut-parleurs basiques.

Concernant les vidéos, j’ai essayé de les sélectionner suivant ces critères:

  • qualité et intérêt du morceau
  • qualité de l’interprétation ou de la registration et intérêt de l’instrument (adapté à l’époque ou au répertoire)
  • qualité de l’information visuelle (jeu de l’organiste ou découverte d’œuvres d’art)
  • et enfin seulement qualité sonore de l’enregistrement

Afin de trouver le meilleur compromis qui puisse vous intéresser. Je vous incite fortement à prendre du temps pour les regarder afin que le temps passé à vous les sélectionner ne soit pas perdu!

Modes et gammes

La gamme à 12 degrés (7 naturelles ut ré mi fa sol la si et 5 feintes) que nous connaissons tous, plus ou moins, aujourd’hui n’a pas toujours été la norme musicale, loin de là.
Les anciens avaient découvert de manière empirique des sons considérés comme consonants : la note fondamentale jouée avec son octave et la note fondamentale jouée avec sa quinte. Sur une corde vibrante c’était le son produit par la vibration de ladite corde et celui quand on pinçait à la moitié (resp. aux deux tiers). Il était donc aisé de réaliser une gamme sur ce principe de quintes : on prend une note de base à laquelle on rajoute une quinte, à laquelle on rajoute une quinte et ainsi de suite.

On arrive ainsi à la gamme pythagoricienne qui durera jusqu’à la Renaissance.
do – sol – ré – la – mi – si – fa♯ – do♯ – sol♯ – ré♯ – la♯ – mi♯ – si♯…en montant
do – fa – si♭ – mi♭ – la♭ – ré♭ – sol♭ – do♭ – fa♭ – si♭♭ – mi♭♭ – la♭♭ – ré♭♭…
en descendant.
Et c’est là qu’on s’aperçoit que le si# n’a pas la même fréquence qu’un do et que le ré♭ est différent du do#. (vous pouvez faire l’expérience en coupant un segment aux 2/3 et à la moitié et ainsi de suite pour décomposer tous les degrés).[0]

A la suite de 12 quintes pures il reste un petit chouilla pour retomber sur la 7ème octave[1]. C’est ce qui donnera la fameuse quinte du loup. Une quinte pure mais désagréable à l’oreille. On cherchera à l’éliminer (en la mettant dans un intervalle peu utilisé ou, plus tard, en répartissant ce chouilla dans les écarts entre les degrés).

Fichier sonore: une quinte normale suivie d’une quinte du loup

A la Renaissance, la consonance gagne la tierce (et par inversion, la sixte) qui paraît jolie et au goût du jour et permet de complexifier l’harmonie polyphonique[2]. A ce sujet je recommande vivement l’épisode de la série Kaamelott

La quinte juste (attention y’a un spot de pub avant le sketch qui est très drôle au demeurant)

De ce fait de nombreuses possibilités s’ouvrent de préférer les tierces justes aux quintes justes. Et suivant les degrés favorisés, on pouvait avoir une infinité de combinaisons ayant chacune leur avantage et inconvénient. C’est ainsi qu’on appela tempérament la façon d’accorder chaque intervalle entre les degrés et qui répartissait les « chouillas » en trop entre différents degrés suivant leur usage. Il existe de nombreux tempéraments qui favorisent ainsi plus ou moins un morceau dans certaines tonalités ; rendant souvent la transposition (le fait de monter ou de descendre le ton) impossible. Le plus connu est le tempérament mésotonique, dans lequel 8 tonalités majeures (et leurs relatives mineures) ont une tierce pure, parfaitement consonante. Les quatre autres tonalités majeures (et les relatives mineures) sont dissonantes, donc interdites.

Un vrai bordel donc: la page wiki devrait suffire pour vous en convaincre.

Le clavier : outil normalisateur

Avec l’orgue a été également inventé un outil riche en conséquences sur la musique occidentale : les claviers. Dans les précédents épisodes je vous ai montré l’évolution de ceux-ci. Il faut savoir qu’il existait des claviers pour jouer toutes les notes des différentes gammes. Ainsi on se trouvait avec des claviers possédant à la fois le ré# et le mi♭. (je rappelle que si aujourd’hui ces deux notes sont identiques, il n’en est rien dans les gammes naturelles) Pour ce faire, la note de feinte était tout simplement coupée en deux dans le sens de la largeur, permettant d’avoir deux touches. Difficile de savoir si cela compliquait beaucoup le jeu des organistes, par contre ce qui est sûr c’est que ça posait deux problèmes majeurs :

  • Tout d’abord  cela augmentait considérablement la complexité de la transmission mécanique.
  • Ensuite, et ce fut rédhibitoire, cela augmentait le coût de l’instrument puisque chaque nouveau degré devait se voir pourvu d’un tuyau pour chaque jeu. Et des tuyaux de plusieurs mètres de haut en étain, ça coûte cher… très cher.

Il en résultat qu’on conserva une gamme simple de 12 degrés, et que c’est l’harmonisation de l’instrument et son accordage vis à vis des tierces et quintes qui favorisait telle ou telle gamme suivant les espacements de ces degrés. On appelle cela le tempérament de l’orgue.  Chaque instrument avait donc sa propre hauteur de La ; et ses espacements fréquentiels entre les degrés. Tempérament donc plus ou moins apte à mettre en valeur certaines pièces du répertoire suivant la tonalité dans laquelle elles avaient été écrites. Certaines tonalités furent donc favorisées, d’autres non utilisées (notamment celle qui demandait un do#, tuyau grave très cher à construire), d’où parfois, des claviers sans cette note grave, qu’on dit «à octave courte ».

Et puis finalement le tempérament égal fut mis en avant à partir du XVIIIème siècle.

« Les deux sortes d’instruments doivent être bien tempérés : en accordant les quartes et les quintes, avec les tierces majeures et mineures et les accords complets pour preuves, il faut affaiblir un tant soit peu la justesse des quintes, en sorte que l’oreille la perçoive à peine et que les vingt quatre tons soient tous utilisables. »[3]

Il s’agit tout simplement de répartir les surplus sur l’ensemble des degrés, ce qui veut dire des écarts égaux. Cela implique une perte de la couleur de la gamme mais une justesse dans tous les accords et une grande facilité de transposition. Dans cette gamme, les altérations sont à une hauteur comprise entre les hauteurs réelles des altérations de la gamme pythagoricienne. Si par exemple dans la réalité la hauteur d’un La est de 440 Hz, le La# 464,06Hz et le Sib 475,20Hz, dans la gamme tempérée, ces deux derniers seront la même note à une fréquence  de 470,39Hz. On coupe la poire en deux en quelque sorte.

Ce qui donnera bien notre clavier avec douze notes dont 5 feintes ; et une mélodie identique jouée en Do, comme transposée un ton au dessus en Ré. Toutes les notes, tous les accords, toutes les tonalités sont jouables pareillement, en contrepartie d’une certaine perte de chaleur.

Le répertoire

Maintenant que j’ai rappelé quelques notions musicales historiques et techniques, nous pouvons nous intéresser au répertoire et son évolution.
Nous possédons peu de connaissance sur le répertoire ancien. Avec l’accompagnement de la voix, l’orgue était un instrument propice pour improviser ne serait-ce pour combler les vides des célébrations. Les premières œuvres qu’on retrouve sont nommées tablatures (ex : dite de Robertsbridge vers 1325 ) et donnent l’indication de la fondamentale avec des codes pour l’harmonie et l’ornementation.

En France c’est Pierre Attaingnant (1494-1551) qui met au point un procédé pour l’impression des partitions avec caractères mobiles. Il éditera alors de nombreuses tablatures pour clavier et luth. La musique est inspirée de reprises (qu’on appellera ricercare) du luth et des danses de l’époque.
Ici un exemple de basse danse typique.

Basse danse

Mais la place du religieux reste prédominante puisque les pièces sont écrites pour les moments de l’office comme cette Tabulature pour le jeu d’Orgues, Espinettes et Manicordions sur le plain chant de Cunctipotens et Kyrie Fons. Avec leurs Et in terra, Patrem, Sanctus et Agnus Dei… publiée en Mars 1531.

Si le luth a beaucoup influencé la musique de la renaissance (Titelouze), la musique française ultérieure sera principalement liée au clavecin puis aux airs d’opéras. A partir du milieu du XVIIème siècle, les pièces tireront leur noms des registrations prédéfinies (c’est à cette époque-là, rappelez-vous, que l’on peut différencier par le tirage des registres les jeux parlant de l’orgue sur presque tous les instruments). On trouvera ainsi des récits de cromorne, cornet ou autres tierces, des basses de trompette, trio sur des flûtes…etc… regroupés dans les tons ecclésiastiques traditionnels

Basse de trompette de LN.Clérambault

Le style musical sera ornementé (c’est à dire avec des trilles), prenant en compte l’art du contrepoint.


Dialogue sur les grands jeux[4] de N.de Grigny dont on peut entendre le motif fugué. Le buffet polychrome avec volets de l’orgue d’Uzès est typique de l’époque.

En France la spécificité des orgues est leurs jeux d’anches nombreux, puissants et chaleureux qui ont développé une littérature avec registration particulièrement axée sur ces grands jeux.

http://www.youtube.com/watch?v=hzcQGiBSoRg&feature=related
Te Deum de Marc Antoine Charpentier avec diaporama nous permettant de découvrir la cathédrale de Liverpool.

Le plus grand compositeur français de l’époque reste François Couperin, une dynastie d’organistes mais aussi de clavecinistes. Car il faudra attendre l’influence de JS.Bach pour que la musique d’orgue en France devienne véritablement indépendante de celle des autres claviers mondains.

Benedictus de la Messe à l’usage des Paroisses de F.Couperin. On verra également comment on alimentait un orgue en vent à l’ancienne…

Mais nous nous attacherons à la musique Anglaise et Allemande dans un prochain épisode.

Pour finir, un excellent condensé des capacités des instruments à cette époque réside dans les Noëls. Une littérature initialement profane faite de danses et chansons populaires qui se retrouvent retranscrites par les organistes, véritables concertistes de l’époque et leur inspirant de nombreuses pièces et variations qui avaient un fort succès [5]

Claude Balbastre : Joseph est bien marié. Avec utilisation d’un orgue d’époque.

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[0] pour ceux qui seraient paumés: cette page explique sûrement mieux que moi!

[1] Ainsi, monter de 12 quintes revient à multiplier la fréquence de la note de départ par:
(3/2)^ 12 = 129,75

et monter de 7 octaves revient à multiplier la fréquence par:
2^7 = 128.

[2] La quarte était connue et utilisée puisqu’une quarte n’est autre que la quinte de l’octave inférieure ou quinte inversée. (ex : le sol1 est la quinte du do1 et la quarte du do2)

[3] Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788)

[4] Le grand jeu est dans l’orgue français l’ensemble des jeux d’anches de type trompette, au contraire des jeux à bouche de type flûte.

[5] à tel point que les autorités ecclésiastiques durent mettre le holà tant la foule venait nombreuse acclamer Balbastre par exemple et ne prenait guère en considération la religiosité de l’endroit ou du moment.

D’autres prestations pour aller plus loin :

http://www.youtube.com/watch?v=G4VD6jc4M0I&feature=related
Thomas Crecquillon (1505-1557) – Canzon francese

http://www.youtube.com/watch?v=IQ33N1g4wsw&feature=related
Noël sur les jeux d’anches de Daquin (1694-1772) (Orgues de St Maximin la Sainte-Baume)


Louis Marchand Basse de trompette (orgues de Dôle)


Dialogues sur les grands jeux de F.Couperin (orgues de Dôle)

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Léon
Léon
17 octobre 2011 14 h 24 min

Un article à savourer en prenant son temps.
Lapa, le son de la quinte du loup ne marche pas.
L’orgue est un instrument terrifiant, notamment par son volume sonore, c’est l’instrument acoustique le plus puissant jamais inventé par l’homme. Mais j’ai toujours eu des problèmes avec lui. Installé dans des lieux comportant une réverbération énorme et j’ai souvent eu l’impression que les compositeurs n’en tenaient pas assez compte.Souvent les concerts d’orgue sont une bouillie sonore…
Vous n’avez jamais été gêné par ça ?

Léon
Léon
17 octobre 2011 14 h 26 min

Quand vous aurez terminé la série de vos articles sur l’orgue, on les regroupera sur une seule page consultable par un onglet.

Léon
Léon
17 octobre 2011 14 h 59 min

La basse de trompette sur l’orgue de Dôle, trop bien… et celui-ci aussi Clérambault-Basse_et_Dessus.
Dans le « Claude Balbastre : Joseph est bien marié.  » ces bruits parasites de mécanique c’est normal ?
Le Benedictus de Couperin est très beau . On voit que les églises faisaient aussi Fitness à l’époque !

Léon
Léon
17 octobre 2011 17 h 15 min

On vous pardonnera….

Léon
Léon
17 octobre 2011 17 h 18 min

Rien à faire pour la quinte du loup. Marche pas chez moi. Bizarre, c’est la seule. Le lecteur est bien là, il défile mais je n’ai pas un seul son.

Léon
Léon
17 octobre 2011 17 h 46 min

C’est pareil. Curieux… Bof, je sais ce que c’est la quinte du loup !

D. Furtif
Administrateur
D. Furtif
17 octobre 2011 20 h 26 min
Reply to  Lapa

Il est vrai qu’avec l’âge la fréquence………..

D. Furtif
Administrateur
D. Furtif
17 octobre 2011 17 h 51 min

Mon voisin, celui je j’ai ramené à l’hosto hier soir, s’est acheté dernièrement un machin à aspirer les feuilles , ça fait exactement le même bruit que la quinte du loup
Mortel, pire qu’une sirène

Marco
Marco
17 octobre 2011 18 h 26 min
Reply to  D. Furtif

ah mon voisin a eu ce genre de machine infernale, mais a eu la bonne idée de ne pas mettre d’huile dans l’essence ( moteur 2 temps ) et la pauvre machine a rendu l’âme rapidement.
Pour ce qui est de l’orgue, j’habite dans une ville à Cathédrale avec concert d’orgue assez souvent, parfois même les portes grande ouverte.
La nef de cette cathédrale agit comme une caisse de résonance c’est puissant, mais souvent pas vraiment écoutable pour des oreilles profane comme les miennes !

ceci dit cela prend quand même bien aux « tripes « 

D. Furtif
Administrateur
D. Furtif
17 octobre 2011 18 h 08 min

Excellent, drôle et pédagogique, Kaamelott mais dangereux pour DISONS car il faut s’en défaire et ce n’est pas facile .
Quand je pense à l’autre ahuri qui pensait nous insulter en nous traitant de Kaamelott, faut être un artiste dans l’incompréhension de la nature du talent.Un super gros niais quoi.

D. Furtif
Administrateur
D. Furtif
17 octobre 2011 18 h 53 min

Parlons peu , parlons net
À chaque fois ça me fait le même effet.
Cette fois ci encore .
Ouachte le fabuleux Nartic
.
Mais au lieu de progresser et ,petit à petit, d’arriver à comprendre et connaitre sans trop souffrir.
Je me sens de plus en plus petit minable.
Il va me falloir quinze jours pour tout intégrer tout comprendre et tout retenir.

COLRE
COLRE
17 octobre 2011 22 h 54 min

Superbe ! dis-donc, je me suis accrochée, n’étant pas musicienne… mais c’est très clair : merci, et puis j’ai écouté, aussi.

yohan
yohan
17 octobre 2011 23 h 14 min

Lapa,

C’est du boulot tout ça. Promis, je reviens dessus à tête reposée…

D. Furtif
Administrateur
D. Furtif
18 octobre 2011 23 h 06 min

J’y suis revenu et j’en ai pris une tranche, j’y reviendrai demain et sans doute après demain.
Il y a matière à prendre son temps.