La tomate, produit de saison, vient d’Amérique centrale et pourtant, on la considère comme un légume typique de la Méditerranée. Voici un extrait de mon livre « La Méditerranée à table, une longue histoire commune » (toujours en recherche d’éditeur) :
» À la provençale «
Tout le monde vous dira (y compris le Larousse gastronomique) qu’un plat « à la provençale » contient de l’huile d’olive, de l’ail, des herbes aromatiques… et de la tomate !
A la provençale est une expression qu’on retrouve à partir du 18e siècle dans les livres français de recettes. Au 17e siècle, la cuisine provençale n’est pas séparée de la cuisine italienne par les voyageurs originaires des régions plus septentrionales et les livres de cuisines n’en parlent pas. Au 18e siècle, à partir de 1708, à la provençale indique des recettes avec persil, huile (mais il n’est jamais précisé qu’il s’agit de l’huile d’olive !) ou beurre, citron ou bigarade, olives, anchois ou câpres. En 1740, paraît Le cuisinier gascon, un livre de cuisine écrit par un grand seigneur amateur de cuisine, se faisant passer pour son cuisinier : le prince de Dombes. Il propose une recette d’aloyau à la provençale avec jambon, lard, anchois, huile, fines herbes et jus d’orange. L’historien Patrick Rambourg a compté 22 recettes à la provençale dans la Suite des Dons de Comus, un livre de cuisine que François Marin a écrit en 1742. Maître d’hôtel du Maréchal de Soubise, ce cuisinier était protégé par Mme de Pompadour. C’est un adepte de la « nouvelle cuisine », terme lancé en 1742 dans le Nouveau traité de cuisine par Menon, un autre cuisinier du siècle des Lumières. Par exemple, la sauce à la Provençale chaude de Comus est une sauce à base d’herbes aromatiques (persil, ciboule, échalotes, ail, rocambole) revenues dans beurre et huile auxquelles on ajoute eau, citron et poivre, avec une liaison très médiévale à la mie de pain. Dans toutes ces recettes « provençales », la tomate n’est pas encore présente.
Au 19e siècle, la cuisine provençale se différencie plus nettement de la cuisine italienne. Elle apparaît enfin comme une cuisine à part entière, avec des restaurants s’affichant comme provençaux. Le restaurant des Trois frères provençaux est le premier restaurant parisien dont la notoriété est basée sur l’ « exotisme » de la cuisine provençale. Trois frères venus de la Durance en 1786 ont fait découvrir aux Parisiens la bouillabaisse et la brandade de morue, ainsi que des plats à la provençale. Le 14 juillet 1790, pour le premier anniversaire de la prise de la Bastille, appelé la fête de la Fédération Nationale, les députés et délégués des 83 départements français se retrouvent au Champ de Mars pour commémorer cet anniversaire, en présence du roi Louis XVI, de la reine Marie Antoinette et du général de La Fayette. 260.000 Parisiens se joignent à la centaine de milliers de fédérés. Parmi eux, des fédérés provençaux.
On dit que ces provençaux auraient exigé des plats à base de tomate et que le restaurant Les Trois frères provençaux aurait été le premier à mettre les tomates à leur carte. En réalité, la tomate fait une entrée timide et non systématique et, au début du 19e siècle, à la provençale désigne encore des recettes avec ail, persil et huile d’olive.
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Mais l’arrivée de la tomate se fait en douceur. Le premier livre de « cuisine du midi » est Le Cuisinier Durand, écrit 1830, par Charles Durand, un cuisinier né à Alès et qui s’établit comme restaurateur à Nîmes en 1790, après avoir travaillé comme cuisinier en Languedoc et en Provence. Il propose uniquement quatre recettes avec des tomates : une recette de base de purée de tomate, deux recettes de riz et de pâtes accompagnés de la purée de tomate, et une « sauce aux tomates ou Pommes d’amour », réalisée à base de jambon, viande, oignon, carotte, céleri et tomates. En réalité, on retrouve un nombre réduit de recettes purement provençales ou languedociennes dans la cuisine de Charles Durand : une moutarde à la provençale, qui est une sorte d’aïoli, des artichauts à la provençale, deux brandade de morue, deux « bouil-abaïsses », une tourte aux anchois, un croquant en nougat, deux recettes d’aubergine, quelques recettes de haricot et de fèves, une garbure…
Jean-Baptiste Reboul, en 1897, écrit La cuisinière provençale. En fait moins de 10% des recettes sont d’origine provençale. Peut-être parce que Reboul, avant d’être un cuisinier provençal est avant tout un cuisinier maîtrisant la cuisine classique : il a travaillé en Suisse, à Monaco, au Carlton de Cannes et à l’hôtel d’Orsay à Paris. Le fait d’être né dans le Var et de publier à Marseille ne l’empêche pas de faire avant tout une cuisine bourgeoise. Par exemple, la bouillie à la farine de maïs ou de pois chiche est jugée par lui un mets très vulgaire de la cuisine des campagnes, qu’il donne à titre documentaire ! A l’époque, un bourgeois ne se mélange pas avec un paysan ou un ouvrier. L’époque médiévale où l’on pensait qu’un seigneur ou un grand bourgeois avait un estomac trop délicat pour certains mets réservés au peuple n’est finalement pas si loin que cela en cette fin du 19e siècle.
Malgré tout, Reboul, dans la 7e édition, voulant faire plaisir à Frédéric Mistral, décide de regrouper dans un chapitre 24 plats annoncés comme provençaux (bouillabaisse, rouille, aïoli, oursinade, soupe de poutine, anchoïade…) et de présenter quelques recettes provençales avec un titre bilingue : eau bouillie traduit en aigo boulido, soupe de pois chiches en soupo de cese, bœuf braisé devient biou a l’estoufado et calissons d’Aix calissoun de-z-Ais. Mais le nougat, la soupe au pistou ou la ratatouille niçoise et un certains nombre de plats à la provençale ne sont pas traduits en provençal. Quant à la tomate, elle est en fait moins fréquente que ce que l’on pourrait penser : elle est réduite en purée ou farcie ou mise en conserve, elle se retrouve dans la ratatouille ou les pieds et paquets marseillais. Le gras-double à la provençale se fait avec de la tomate, comme la soupe au pistou, mais le bœuf en daube provençale ou les côtelettes d’agneau à la provençale n’en ont pas.
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La tomate a donc envahi la Méditerranée, lentement mais sûrement. Elle a transformé la cuisine traditionnelle de chaque pays de la Méditerranée : on ajoute maintenant de la tomate dans le couscous, certains tajines ou la chorba, les pâtes ou l’ossobuco, la paella ou le cocido, la daube provençale ou le pot au feu, l’imam bayildi ou la moussaka. Certains plats nationaux ne pourraient pas se réaliser sans tomate, comme la pizza napolitaine, le taboulé libanais, la ratatouille provençale ou le gaspacho andalou.
Lectures :7311
Un Nartic succulent, mais qui rappelle fâcheusement les propres miennes de Tomates qui cette années sont restées obstinément vertes et pas mures.
Mes Tomates , une tortue avec deux freins.
Nogat nous fait découvrir combien des mouvements qui, nous paraissaient anciens, sont parfois assez nouveaux quasi contemporains.
Hors sujet mais périphérique.
J’ai vu arriver le riz sur la table familiale , puis connu le riz qui ne colle Jamais pour retrouver le riz collant qui tient dans les baguettes.
Salut Nogat
Intéressant. Quelqu’un m’a affirmé que le plat « couscous » (blé, viande, légumes) n’était pas originaire du Maghreb mais du sud-ouest de la France. En gros lors des invasions les Maures auraient apprécié ce plat et ont ramené cette recette chez eux et l’auraient plus ou moins modifiée ❓
Je pensais que l’huile d’olive existait depuis longtemps dans le sud de la France avec les Grecs installaient bien avant l’Antiquité… Massalia.
Salut Causette,
Le couscous est bien du Maghreb et il est de tradition ancienne dans cette région. C’est le plat traditionnel des berbères, peut-être depuis l’antiquité. Il a suivi les arabes dans leur conquête de l’Europe : Espagne (premières recettes dans les livres arabo-andalous du 13e siècle), Portugal, Sicile. Il n’a pas eu de succès dans la Méditerranée orientale, qui l’a boudé, mais il a traversé le Sahara : le couscous de mil est un plat traditionnel dans une bonne partie de l’Afrique de l’Ouest. Le couscous était déjà connu en France au 16e siècle (Rabelais le cite), mais ce sont surtout les pieds noirs qui l’ont diffusé en France dans les années 1960.
Quant à l’huile d’olive, elle existe bien sûr dans tout le bassin méditerranéen depuis l’Antiquité, mais au Moyen Age, les plats sont cuisinés au saindoux dans toute l’Europe chrétienne (sauf pendant les jours maigres). L’huile d’olive est alors réservée pour l’éclairage ou les savons.
Rabelais mangeait du coscossons 😆 et avec ça on boit quoi?
« Ce dict, on apresta le soupper, et de surcroist feurent roustiz : seze beufz, troys genisses, trente et deux veaux, soixante et troys chevreaux moissonniers , quatre vingt quinze moutons, troys cens gourretzde laict à beau moust, unze vingt perdrys, sept cens becasses, quatre cens chappons de Loudunoys et Cornouaille, six mille poulletz et autant de pigeons, six cens gualinottes , quatorze cens levraux, troys cens et troys hostardes, et mille sept cens hutaudeaux . De venaison l’on ne peut tant soubdain recouvrir, fors unze sangliers qu’envoya l’abbé de Turpenay, et dix et huict bestes fauves que donna le seigneur de Grandmont, ensemble sept vingt faisans qu’envoya le seigneur des Essars, et quelques douzaines de ramiers, de oiseaux de riviere, de cercelles, buours , courtes , pluviers, francolys, cravans , tyransons , vanereaux, tadournes, pochecullieres, pouacres , hegronneaux, foulques, aigrettes, cigouingnes, cannes petieres, oranges flammans (qui sont phoenicopteres), terrigoles, poulles de Inde, force coscossons , et renfort de potages. » Gargantua, chapitre XXXVII
Après on fait la sieste
Un commentaire de Nogat vient d’être mis en indésirable.
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On n’est pas des sauvages tout de même.
Commentaire plus acceptable : Je vous propose d’accompagner ce repas gargantuesque et pantagruélique avec un bon vin de Chinon et de terminer par de l’hypocras, pour bien digérer, comme cela se faisait à l’époque.
Petite précision, ne pas confondre la cuisine gargantuesque de Rabelais avec la gastronomie médiévale : les noms de plats sont les mêmes, mais on mangeait avec beaucoup plus de modération, contrairement à la légende.
😀 😀 😀