Novembre 1980. Au Népal, pas question de faire les treks conventionnels, qui sont de véritables autoroutes à routards-randonneurs avec l’organisation-consommation, le panurgisme, le bizness et les détritus qui vont avec. Si on veut se ballader en dehors des sentiers battus, il faut opter pour la moyenne montagne, par exemple de Kathmandu à Pokhara par les sentiers : là, aucun Occidental n’y met jamais les pieds à quelques exceptions près. Là, les cartes balisées n’ont pas cours, au risque de se perdre. Là, ce peut-être l’inconnu, la rencontre de gens qui ne voient que rarement ou jamais des étrangers. Du brut, du basique, du vrai. Et puis la nature y est superbe et variée. On boucle nos sac-à-dos et on y va.
Cours d’anglais dans la ferme des parents de Ramakrishna
Au début, au sortir de la misérable banlieue de Kathmandu, c’est un peu dur : tous les gosses nous crient « Bye bye, one rupee » en tendant la main. Les adultes s’y mettent aussi, c’est chiant d’entendre gueuler « fric » dans ces panoramas splendides. On fait un bout de chemin avec un Népalais habillé de blanc avec une timbale vide à la main, qui se rend à pied à quinze kilomètres de là, puis on est escortés par une meute de gamins bruyants et emmerdants. Ils finissent par nous lâcher. Quand on s’arrête pour souffler un peu, tous les gens qui marchent cherchent à nous piquer des Yaks. Chiant. Mais les paysages sont magnifiques, indescriptiblement beaux, cascades, forêts, sources, papillons, nuages duveteux, et la chaleur très supportable. Lors d’une de nos haltes, un petit gamin de 15 ans vient nous causer, cahiers d’exercices et livres d’école sous le bras. Il parle bien anglais, s’appelle Ramakrishna et sa matière préférée est l’anglais. On sent qu’il voudrait connaître l’Occident et ses avantages. Il nous propose de passer la nuit chez ses parents. Comme on est déjà bien crevés, qu’on a un peu mal aux guibolles et que le village le plus proche ne peut être atteint avant la nuit, on accepte.
On se retrouve sous le préau d’une petite ferme, devant une cour de terre battue où sont posés un tas de paille et de fumier qui bouche complètement le panorama et un vilain autel hindou grisâtre et informe. Un tas de gosses souriants, sales, morveux et dépenaillés nous entoure, nous scrute, étonnés et rieurs. Jusqu’à ce que le Soleil se couche, on donne un cours d’anglais à Ramakrishna sur une natte sous le préau, puis on rentre dans la maison. Chaumière crasseuse et obscure sommairement meublée de deux planches qui font office de lits, surélévation dans le coin gauche supportant un âtre blanc où crépite un maigre feu de branchages et de petites pièces de bois. On se réinstalle sur une natte, on nous apporte des pop-corns locaux, du riz grillé, des cacahuètes grillées ou non, des morceaux de canne à sucre. Tout le monde nous observe et nous scrute, entassés dans un coin de la pièce : pères, mères, grands-pères, grand-mères, oncles, tantes, neveux, nièces, fils, filles, frères, sœurs. On file des clopes, les infectes et tousseuses Yaks népalaises, le genre Gitane maïs puissance 10, joue avec les gosses. Les femmes pilent le riz dehors avec un vieux système de poutre en bois, d’autres s’affairent à préparer d’immenses bassines de riz, des chapatis qu’elles cuisent rapidement à la flamme, des légumes verts qui mijotent dans d’antiques marmites noircies par des années de feu. Bientôt on nous apporte notre pitance dans une assiette en fer blanc à bords relevés : riz délicieux, légumes verts itou, yaourt succulents. On mange avec nos mains, c’est délicieux et pas chiant. On boit du lait de bufflesse chaud pour accompagner ce festin, pendant que quelques puces nous taquinent ici ou là.
Dans le coin droit, on entend parfois une chèvre ou un chevreau lancer un bêlement, depuis les deux planches de leur enclos. Drôle d’ambiance. Les seules lueurs sont celles, vacillantes, des deux minuscules bougies placées de part et d’autre de la pièce et celle, plus vive et rougeoyante, de l’âtre. Puis les autres mangent à tour de rôle en se déshabillant entièrement, sauf un short ou un pagne, pour accéder à la « place sacrée » près du feu. Seules les femmes sont admises habillées : c’est leur territoire, leur domaine. Les hommes doivent passer par cette purification parce que leurs vêtements sont sales, impurs, et ne sauraient souiller le foyer. Ça ne les empêche pas de garder pudiquement leurs shorts dégueulasses… Allez donc comprendre ces rites insensés.
Après le repas, re-cours de grammaire anglaise à Ramakrishna, à la lueur d’une minuscule lampe à huile. Toute la smala est accroupie autour, à observer le phénomène. Un oncle ou un frère quelconque tire, au fond, près de l’âtre, sur une gigantesque pipe à eau dont le fourneau contient le poisseux tabac national. Ça rigole, ça a l’air sérieux, ça commente, c’est tout ensemble et grégairement minutieusement entassé à croupetons sur la terre battue. Un gosse joue avec une petite tige de bambou dans laquelle il a fixé une sorte d’hélice à pales plates perpendiculaires, faite de bouts de bois minces traversés d’une brindille. Les enfants ici n’ont que des jouets pour jouer avec les éléments : cerfs-volants, hélices… et surtout avec le vent.
Quand tout le monde a mangé l’un après l’autre, on va au dodo dehors : on se réveille tôt demain matin. Déballage des sacs de couchage, des tatamis de caoutchouc, des couvertures en alu isolant du froid… ils observent, émerveillés et fascinés par ces objets banals pour nous. On leur refile trois tee-shirts, ils nous réclament des pulls. Pendant ce temps, grand-maman a fait ses pujas aux dieux : colliers de fleurs, parfums, etc., contenus dans l’horrible templillon gris qui trône dans la cour. On ne s’endort pas le nez dans les étoiles, mais dans épais matelas de nuages qui masquent le ciel.
Deux heures plus tard on est tirés d’un sommeil profond par un prêtre hindou qui se met à brailler, à gigoter dans tous les sens en faisant le maximum de bruit possible. Réveil détestable, prêtre à zigouiller sur place. Tout le monde s’affaire autour de l’horrible templillon gris, le pare de brindilles, de fleurs, de bougies, les ustensiles de cuisine tintent, tout le monde gueule et fait du bruit. Quand tout est prêt, ce tordu de prêtre hindou s’installe près du templillon, trace des tas de signes dans le sol, allume un feu, et se met à réciter sur un ton horriblement monotone, répétitif et disgracieux d’informes litanies qui s’arrêtent parfois par expiration totale de l’air des poumons, composées principalement des noms de milliers de divinités hindoues… C’est vraiment laid et pénible : un réveil en chants bouddhistes ou grégorien eût été nettement plus agréable. Ramakrishna vient nous expliquer le commerce et nous demander si on croyait aux dieux. On lui dit que chez nous, il n’y a qu’un seul Dieu. Il ne comprend pas, lui, il croit aux dieux. On finit quand même par se rendormir une fois que le prêtre hindou s’est taillé.
Réveil très tôt : toute la famille piaille, gigote, fait tomber des trucs, va pisser, les chèvres bêlent, un oncle tire sur sa pipe à eau en faisant plein de boucan. Cérémonie du lever et de l’empaquetage de nos bidules dans les sacs à dos sous les regards curieux et avides de la tribu. Combien doit-on ? Ce qu’on veut. On donne 15 roupies, c’est beaucoup. On endosse nos sacs (aïe les épaules) et on part pour le bled suivant accompagnés de Ramakrishna, de son frère et d’un tas de morveux piaillant. Quelques mètres plus tard, première pause (ouf) : tchaï brûlant dans un bistro au bord de la route fait de branches, de bambous et de boue séchée. Re-départ. Ça grimpe, les paysages sont magnifiques, vert des collines et des rizières, pinèdes scintillants de Soleil, cascades, murmures des torrents, oiseaux, papillons, panoramas se dégradant en camaïeux jusque vers l’horizon et l’azur du ciel.
Dures montées, clavicules meurtries et paysages sublimes
Grimpettes, sacs lourds, clavicules meurtries, paysages somptueusement beaux, sculptés par les planteurs de riz en ombreux dégradés. Haltes toujours dans des coins superbes, super-halte café-pain en plongée sur les vallées, grimpettes, sacs lourds, clavicules meurtries, paysages sublimes. On arrive au sommet et crac : un grand choc, l‘Himalaya tout blanc masqué deci delà par de gros nuages mœlleux et immaculés, paraissant flotter dans le bleu des collines qui se confond presque avec l’azur du ciel. Descente par des coins splendides, thé-yaourt délicieux dans un village. Là, deux vieux nous conseillent de descendre au prochain village par un ancien torrent. Ça descend dur dans la caillasse, les escaliers de fortune, la flotte parfois, dans des paysages tortueux et escarpés. De temps en temps, belle vue panoramique sur la plaine, les montagnes couronnées de nuages, les hauts sommets de l’Himalaya. Il fait chaud ; petit vent, très agréable mais très fatiguant. Pose-stick : on est de plus en plus défoncés, éclatés dans ces paysages féériquement beaux. On croise pas mal de gens : c’est dingue ce que ces gens marchent, sans rien ou portant 50 ou 60 kilos dans leurs hottes. Ils n’ont pas le choix : il n’y a pas de routes et pas de véhicules. De temps à autre, une maison, du riz qui sèche, de minuscules, simples, solitaires et autarciques existences dans un coin de ce beau pays. On s’arrête pour se sécher à l’ombre d’une butte, et on reste là un bon moment à contempler la nature, à fumer de la ganja et casser une petite croûte. De temps en temps, deux ou trois gamins sauvages, sales et dépenaillés s’approchent, nous observent, s’enhardissent, s’approchent et nous regardent, étonnés et souriants.
Sauvageonnes sur une balançoire sur fond d’Himalaya
Petites maisons de terre et de chaume sur la colline parsemée de rizières, de bouquets de fleurs d’un rouge éclatant, de bananiers, d’une grande balançoire de bambou où se balancent de petites filles riantes, de beaux arbres verts. Chacun fait son minuscule boulot et surtout ne fait rien, contemple, discute, marche. Qu’est-ce qu’ils sont peinards…
Pendant que j’écris le journal, deux ravissantes sauvageonnes de 15-20 ans, bariolées st souriantes, l’anneau d’or au nez, se cherchent mutuellement des poux en nous observant. Qu’elles sont belles et sauvages ! Qu’est-ce qu’on est bien là, complètement ivres de ganja, dans ce superbe coin de nature, ombreux et silencieux, avec en contrebas ces collines arides et fripées aux couleurs pastel que traversent parfois, molle et lente, l’ombre d’un troupeau de nuages qui masque l’Himalaya ! On reprend bientôt notre descente très très raide en étant très très défoncés, dans cette nature sauvage, tourmentée de relief, si paisible et silencieuse. C’est un vrai parcours zen que de dévaler ce torrent de pierre en pierre, obligés que nous sommes d’être à 100 % présents dans chacun de nos gestes et mouvements pour ne pas se casser la gueule ou se tordre une cheville avec nos 15 à 20 kilos sur le dos. De temps à autre, un porteur nous accompagne un bout de chemin, ses pieds cornés s’adaptant souplement au relief, vif comme un lézard, rapide et agile comme un chamois, quel que soit le poids qu’il porte. On s’arrête parfois, épuisés, les jambes en coton, tous les muscles tétanisés par la concentration, la tension et l’effort, suants et tremblants, pour griller un clope ou un stick en admirant le spectacle de la nature.
Bientôt la vallée se fait proche, la rivière apparaît, argentée sous le Soleil finissant, parsemée de rochers polis et de cailloux, bordée de rizières non encore moissonnées aux jaunes-verts un peu pâles. On s’écroule, complètement épuisés par la descente, devant une maison où une femme et deux jeunes nanas paressent en nous regardant, intriguées. Un petit groupe se forme autour de nous. On demande si on peut manger et dormir : la nuit commence à tomber. La femme dit non. On repart surpris et découragés par un aussi mauvais accueil, « en secouant la poussière de nos pieds ». Re-descente très très dure, on est super-crevés. La prochaine maison se trouve de l’autre côté de la rivière basse et caillouteuse : il faut la gagner avant l’obscurité totale.
Perdus et pataugeant dans les rizières sous la pleine lune nocturne
Mais il fait déjà bien sombre malgré les étoiles et la Lune presque pleine : on se paume dans les escaliers de rizières pas moissonnées, butant contre les différents niveaux, pataugeant dans les bottes et la boue dans l’obscurité grandissante. Un vrai calvaire vu notre état d’épuisement. A un moment, j’ai une jambe qui tombe dans un trou profond, l’autre cheville se tord un peu, mais ça aurait pu être pire. On patauge, bute et tombe encore plein de fois, passe dans un ruisseau profond en retirant nos godasses, finit par arriver à un pont, traverse le pont, arrive dans une cour bordée de quelques maisons sans lumières. Deux petits vieux nous voient, nous disent de venir chez eux.
On se retrouve dans une petite pièce à côté de la chèvrerie, assis sur une natte en paille de riz, éclairés par une petite lampe à huile, à fumer des clopes et bouffer des petits plats succulents et les desserts à la banane que nous apporte la vieille femme. Le paradis, après l’enfer des rizières. Retirer ses godasses, s’allonger, gastronomiser. Ils restent un bon moment à essayer de parler avec nous, mais on ne comprend rien de rien, même avec le peu de népalais qu’on sait : ils parlent un autre dialecte, inconnu. On dictionnarise un peu, fume, montre nos sacs de couchage, nos tatamis qu’ils contemplent d’un air ébahi, comme si on venait d’une autre planète. Bientôt, ils nous laissent enfin : on se couche bien crevés, comme on aurait jamais pensé le faire ce soir et on s’endort dans notre petite pièce sous les regards d’une poule et d’une belle petite chevrette blanche, d’un sommeil lourd et bienheureux.
Avant l’aube, les muscles encore bien noués, nous remballons tout notre petit déballage dans l’obscurité presque complète et sous les regards ébahis des quelques personnes présentes. Lever du Roi ! Salutations, remerciements, partage du thé, et à nouveau les rizières. Cette fois, on voit où on marche mais le chemin n’est pas très agréable. Large vallée sillonnée de petits passages boueux à travers les champs, de multiples bras de rivières se faufilant entre galets et rochers. Et toujours des gens qui marchent lourdement chargés, qui s’affairent, partout. Un aimable Népalais nous précède pour la traversée de deux bras d’une rivière sur un gué invisible pour qui n’est pas du coin, de l’eau jusqu’aux cuisses, 15-20 kilos sur le dos, les Pataugas aux pieds, en slip, appuyés de tous nos muscles sur le courant bien frais, ma foi, vive la grande randonnée !
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Toujours aussi intéressant à lire. On va avoir du mal à commenter. Que dire de plus ?
superbe récit et photos!
C’est un beau récit…. mais je rejoins Léon, que dire de plus ?…
Je l’ai lu hier mais il est tellement réussi que rédiger un commentaire qui apporte quelque chose prendrait du temps, ce qui n’est qu’une confirmation de ce que Léon et Ranta ont dit plus haut, et à peine le temps de le lire que le suivant est déjà paru. En tout cas, il est superbe et je sais d’avance que celui d’aujourd’hui le sera tout autant.
Un de ces quatre, j’irai jeter un oeil à vos anciens articles sur Agoravox.
@ Waldgänger
Mes nartics d’Agoravhoax sont là… Bien entendu amputés des intéressants commentaires de Léon, Philippe et du Furtif !