1er Octobre, Gaugamèles

À quelques jours près, ils ont dû l’apprendre ensemble. Malgré l’or Perse, les affaires de Sparte tournent mal et pour Darius il n’ y a plus d’espoir de revenir avant longtemps en Méditerranée. Alexandre a désormais les mains libres pour entrer en Asie.

Au début du printemps 331, trois ans après son entrée en Asie, il va porter le coup décisif à Darius. Il quitte l’Egypte pendant que le Grand Roi décide, lui aussi, de jouer le tout pour le tout en rassemblant le maximum de troupes et en choisissant soigneusement le lieu de l’affrontement.

Passant par Damas, Alexandre se dirige vers l’Euphrate qu’il franchit fin juillet sur un pont de bateaux à Thapsaque. Le satrape Mazaios envoyé pour s’y opposer arrive un peu tard. De son point de vue ce n’est pas grave, sa mission est d’attirer les Grecs derrière lui vers le piège que Darius leur prépare .

Quelle route prendre, descendre l’Euphrate direct vers Babylone, comme la logique semble le conseiller, ou piquer vers le Nord-Est et suivre Mazaios? Alexandre choisit en cet été 331 la route Nord passant par Nisibe . Il arrive par petites journées ( 320 km en 40 jours) aux rives du Tigre le 18 septembre. Au nord de la future Mossoul rive droite, et des ruines de l’antique Ninive rive gauche.

Suivant un humour dont l’histoire fait preuve quelquefois, c’est le plus improbable qui est avéré et ce qui aurait dû avoir laissé des traces qui demeure incertain.

Un barrage a très certainement noyé le passage qui aurait permis, selon les textes, à l’armée de passer sans pont et sans embarcation. En revanche une éclipse de lune du 20 septembre permet de dater sans erreur ce franchissement qui a eu lieu l’avant-veille, le 18. Alexandre sidéré de ne rencontrer aucune troupe de l’autre coté a bousculé ses soldats en montrant l’exemple afin d’occuper au plus vite la rive gauche. Darius échaudé par les échecs successifs dans des batailles appuyées à des rivières sans importance a renoncé à utiliser cet obstacle de première importance.

Évidemment, que faire des chars à faux dans une fleuve ?

Maintenant route au sud.

Les éclaireurs ont trouvé Darius du coté de Ninive à 4 ou 5 jours. Il a rameuté des troupes de tout son empire , de l’Arménie au Syr Daria, de Bactriane à l’Inde qui lui envoie 15 éléphants, il en est même venu de l’Érythrée . Il y en aurait près d’un million! On aurait compté près de 40 000 cavaliers, autant que toute l’armée d’Alexandre. Des archers, des soldats d’élite et la fameuse garde des Immortels. Le plus important , l’arme fatale, deux cents chars à faux équipés d’une double lance à l’avant en prolongement du timon. Quand ils sont lancés à pleine vitesse ils ouvrent des avenues sanglantes dans les lignes de fantassins. Pour leur offrir un terrain à leur convenance Darius a choisi la plaine de la Maison du Chameau  – Gaugamèles-  sur des kilomètres il en a fait gommer les butes, combler les saignées, couper les arbustes .

Le 24 Ululu de l’an 5 de Darius III.

Le 26 Boédromio de l’archontat d’Aristohanes.

Onze  nuits après l’éclipse de lune du 20 septembre.

Au matin du 1er octobre les Grecs sortent de leur camp sans attendre, prêts pour l’attaque. Une ancienne pratique d’Alexandre, l’ordre de marche, est déjà l’ordre de bataille. Nous savons parfaitement comment cela s’est passé: nous le tenons d’Arrien qui lui même le tenait d’Aristoboulos qui le tenait , lui, d’un ancêtre d’un ami* de l’auteur. Au grand effarement des Perses , ces grecs fanfarons osent attaquer…

Dégarnis de la piétaille des valets des serviteurs , des parents et de ceux qui n’avaient rien à faire là,( que de se faire voir par Darius), le Grand Roi dispose d’au moins 300 000 fantassins, de 200 chars, 40 000 cavaliers et de quinze éléphants. Sur toute la ligne grosso modo Nord-Sud , les fantassins, les chars, les cavaliers alternent sur 8/9 km, le double de Waterloo, un peu moins qu’Austerlitz qui comptaient de vastes étendues vides de troupes.

En face, les Grecs avancent en formation de combat oblique, un peu comme un pied de biche.

À droite ( au Sud) la partie plate du pied de biche, la cavalerie lourde avec à sa tête Alexandre ; il est accompagné d’une infanterie légère d’élite, javelots, fondes et épées, appelée à jouer un rôle décisif.

Au centre, euhhh eh bien il n’y a pas de centre, sauf si on peut appeler ainsi cette longue succession en oblique d’éléments décalés et séparés les uns des autres par de larges espaces. Contrairement à la phalange hoplitique spartiate , une ligne compacte de hoplites d’élite qui se battent cote à cote en veillant bien à ne pas laisser percer leurs rangs, la phalange macédonienne est faite pour s’ouvrir , laisser passer et contourner, système que la légion romaine portera à sa perfection.

La longue sarisse est aussi bien une arme défensive jouant son rôle d’enclume quand le marteau de la cavalerie vient après contournement attaquer l’ennemi sur ses arrières, qu’une arme offensive qui vient semer le carnage dans les rangs plus ou moins serrés de l’infanterie adverse. Si on lui laisse le temps, la phalange peut se protéger sur les flancs et éviter l’encerclement de cavalerie. Moins dense que la formation grecque classique elle héberge en son sein des nuées de frondeurs archers et fantassins légers qui harcèlent les cavaliers qui se seraient approchés  trop près.

A gauche (au Nord) ce qui reste de phalanges sous Cratère et la cavalerie alliée sous Parménion/Davout . L’ordre est de tenir car, on le sait, c’est ici que les Perses vont faire donner leurs coups les plus durs , tenter de contourner. Il faut refuser le passage aux cavaliers, laisser passer les chars pour les attaquer par l’arrière, résister aux archers et aux fantassins… C’est ici que les conditions générales de la bataille vont être les plus rudes et les plus amèrement obscures.

Aujourd’hui il est plaisant d’évoquer la gloire d’Alexandre bien aimé de Zeus, mais ce matin-là Parménion lui sait et vérifie un peu plus à chaque instant que touts les Grecs rassemblés ne se battent qu’ à 1 contre 10, voire à 1 contre 20 . Ici à gauche , les heures vont être longues.

Quand les Grecs arrivent au contact( à portée de flèche) il faut se rendre à l’évidence, la droite d’Alexandre est face à Darius, c’est à dire au centre perse. Impossible d’envisager un contournement pour faire jouer le marteau et ramener les multitudes sur les sarisses. 35 000 ne contournent pas 300 000. Alexandre fait alors défiler tout son corps sur la droite ( sud) pour simuler une tentative obstinée de débordement sur l’aile.Gaugameles

Oh là, mais pas question !

Pas question qu’il déborde…

Pas question qu’il entraine à sa suite ses phalanges et qu’ensuite la bataille se déroule sur un tout autre terrain que celui préparé depuis des jours entre le vieux canal assyrien et la petite rivière au Sud. Les terribles chars perses seraient complètement réduits au rôle de spectateurs.

Il faut donc ramener Alexandre ici, sur le terrain préparé, et bloquer toute velléité des phalanges de le suivre.

On lance les chars pour bloquer les phalanges droit devant, on ordonne à l’aile gauche de suivre Alexandre et de le ramener et, en même temps, au nord, on fait donner tout ce qu’on a à droite sur Parménion.

Au centre, sous Darius, on attend de voir ce que ça donne.

Au sud, en suivant Alexandre le bel ordonnancement alterné de la gauche perse, infanterie liée étroitement à la cavalerie, s’est défait voire un peu désagrégé sous l’effet de l’accélération de la course grecque. La poussière a comme masqué les fantassins mêlés aux chevaux. Pour protéger son propre flanc sud, Alexandre a placé en potence les archers et les mercenaires de Cleandros.

La partie droite du pied de biche fléchit jusqu’à former un crochet. Qu’importe pourvu que la plus grande partie de la gauche perse soit entrainée le plus loin possible vers le sud.

Au centre, les affaires de Darius sont mal engagées. Les hypaspistes, mêlés d’archers placés en avant des 5 taxeis de phalangistes, sèment le chaos dans la charge des chars à faux qui se voulait irrésistible. Les phalanges embrochent les chevaux de leurs sarisses de 6 mètres ou, laissant passer les attelages, elles les livrent aux peltastes quand il leur faut faire demi tour. Toute la tactique de Darius ne porte aucun fruit sa meilleure arme n’a rien donné ou presque. Mais il est loin d’avoir perdu la journée.

A gauche , au Nord, la droite de Darius, Parménion et Cratère sont submergés. Un moment désemparé, Parménion appelle au secours Alexandre. Pourtant, suivant une tradition très souvent rencontrée pendant toute l’antiquité, l’innombrable cavalerie Perse aux contingents venus des confins de l’Empire manque d’une direction ferme qui la rassemble et la ramène achever l’ouvrage juste entamé. Les cavaliers en désordre se ruent sur le camp grec à l’arrière et entreprennent de le piller. Parménion trouve dans cette faute le temps nécessaire à reformer ses rangs. Même en une insupportable infériorité numérique, succombant peu à peu, il tient suffisamment , il offre à Alexandre le temps de construire sa gloire.

Car à droite, euhhh …bin non pas à droite , mais au centre à nouveau , quoique à droite quand même….

Alexandre fait volte-face, laissant derrière lui les fantassins d’élite qui l’avaient accompagné dans son déport sur la droite. Ils s’intriquent, s’imbriquent, se mêlent aux troupes perses, les scotchant sur ce théâtre trop éloigné de ce qui se passe au centre. Maniant le leurre d’appel Alexandre, dans son faux départ à droite, a entrainé toute la gauche perse à sa suite, provoquant ainsi des vides qui, de proche en proche, ont complétement dégarni un large couloir donnant sur le flanc des Immortels placés au centre juste devant , en protection de Darius. Le Grand roi est à découvert sur sa gauche. Alexandre à la tête de sa cavalerie s’enfonce comme un coin dans un espace peu couvert .

Il est plus que plausible que Darius l’ait vu avancer irrésistiblement vers lui. Un simple mouvement sur sa droite, quelques dizaines de mètres l’aurait mis à l’abri de milliers d’hommes. Même la piétaille sans valeur aurait freiné l’élan d’Alexandre. Malgré les pertes énormes,  la supériorité numérique est encore incontestable.

Alors?

Et bien, l’histoire est pleine de ces heures où la dimension humaine avec ses limites vient perturber les plans les mieux conçus. Darius s’enfuit entrainant derrière lui ses meilleures troupes qui se retirent sans combattre. Les Immortels ne sont-ils pas là pour protéger leur maitre? Le roi fuyant sous leurs yeux, les troupes perdent leur commandement . Désorganisées , disloquées elles tombent , renoncent ou s’enfuient. Pour en finir il faut poursuivre Darius et le tuer. Mais Philotas le fils de Parménion vient rappeler à Alexandre que son père est en train de succomber sous le nombre.

C’est ainsi qu’après avoir traversé tout le champ de bataille les Grecs viennent en finir avec les troupes encore nombreuses engagées au Nord. L’affaire ne sera pas simple, 60 hétaires tombent, la cavalerie thessalienne termine l’affaire.

Finalement la fuite de Darius fournira un bon prétexte à Alexandre pour poursuivre à l’Est ses conquêtes, à la grande déconvenue de ses proches de la première heure qui auraient bien aimé en rester là.

La bataille de Gaugamèles sanctionne la fin d’une période de l’histoire militaire, comme l’apparition du hoplite-citoyen avait marqué la fin de l’aristocratie homérique. Nous entrons dans l’ère de l’action décisive aux dépens de l’action de masse, des charges de la cavalerie lourde et des mercenaires spécialisés.

Sur le plan tactique Alexandre dans cette vaste plaine servira de modèles à ceux qui, comme lui, attireront l’ennemi à droite pour mieux porter le coup décisif au centre. Pratzen et Sedan n’en sont que deux exemples.

 

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16 Commentaires
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Léon
Léon
1 octobre 2010 9 h 10 min

Moi, les batailles racontées par Furtif, j’aime bien. J’ai l’impression d’y être…

Ph. Renève
Ph. Renève
1 octobre 2010 9 h 23 min

Magistral reportage, M. Furtif.

Il est toujours passionnant de constater que beaucoup de grandes batailles se jouent aux impressions des généralissimes plus que dans les faits d’armes eux-mêmes: ici, Darius s’est vu perdu, il a fui, et il s’est ainsi perdu. Ce n’est pas le plus adroit ou le plus courageux qui gagne, c’est le moins audacieux qui perd.

asinus
Membre
asinus
1 octobre 2010 11 h 08 min

fantastique evocation , on y est choc! des glaives sueur et sang au son des buccins.
Il est evoqué le choc de la cavalerie , on se souviendras que faute d ‘etrier il ne peut etre comparé au choc destructeur qui suivra dans les temps quand lancé a fond de train cul addossé au dosserets de selles profondes et etriers bien calés les cavaliers ne lancerons plus de traits  » arcs , javelines ect » mais frapperons d estoc renversant cul par dessus tetes cavaliers adverses ou fantassins se débandants .

asinus
Membre
asinus
1 octobre 2010 12 h 48 min

@marsu
il y a une nouvelle de kipling ou un benet d etudiant a des remeniscences de vies anterieures, galerien romain
gladiateur, sous hypnose il decrit les scenes de façon vivante à l auteur puis perd son don le jour ou il tombe amoureux , croyez vous que ce bon furtif?? 😆

Causette
Causette
1 octobre 2010 17 h 36 min
Reply to  asinus

c’est marrant votre deuxième lien, Marsupilami, j’étais tombée dessus lors d’une recherche sur le navioneur de Tourcoing :mrgreen:

Waldgänger
Waldgänger
1 octobre 2010 13 h 25 min

Ah, vraiment un article magnifique et plein de choses que je ne connaissais pas, notamment sur l’organisation précise de la phalange et encore plus sur le plan de bataille d’Alexandre, qui corrige ce que j’avais pu lire jusqu’à présent, où on parlait plus, visiblement à tort, de tentatives d’encerclement perses. Je comprends mieux, grâce à cet article, la bataille telle qu’elle est montrée dans le film « Alexandre » d’Oliver Stone. En lisant cet article, j’encourage Furtif à en faire d’autres.

Je me permets aussi d’évoquer le relativement connu tableau d’Altdorfer, « La bataille d’Alexandre« , auquel on fait correspondre le plus souvent la bataille d’Issos, mais j’ai vu au moins une fois une légende avec Gaugamèles. Le relief correspond bien plus à Issos effectivement, mais il est facile de voir que ce tableau n’est pas réaliste, il traite de la place de l’homme dans l’univers, dans le prolongement d’un Joachim Patinir et en annonçant Peter Brueghel l’Ancien (pensons au « Suicide de Saül » entre autres, qui a précisément aussi une bataille pour thème)

Causette
Causette
1 octobre 2010 13 h 36 min

bonjour à tous, ben oui, en lisant cette histoire, j’avais l’impression d’y être et je me demandais:
quel était le mode de ravitaillement pour nourrir toutes ces armées?

asinus
Membre
asinus
1 octobre 2010 13 h 59 min

bonjour waldganger , la description des sarisses et de son usage me fait penser au carré suisse des guerres italiennes de françois premier ou au piquiers des tercios espagnols » du capitan Alatriste »mais la descriptions des nombres et leur réalités me laisse perplexe comme Causette faire vivre sur le pays de tel effectifs devait condamner les locaux a la famine non et imaginez vous sans route un train d impedimentas pour une telle multitude .
Par ailleurs vous parlez de tableau  » je ne les connais pas » mais j ai vu une fois une representations des spartiates à hurler de rire de blonds ephebes graciles au membres musclés et longilines ,pour avoir vu des boucliers et des jambieres de cuivre
à Athenes j ai idée que les gus qui se sont tapé l Anabase devait etre du genre petit trapu et severement  » burnés »

asinus
Membre
asinus
1 octobre 2010 14 h 43 min
Reply to  D. Furtif

@furtif , j entend bien , je m’exprime mal: je parlais des soldats ma comparaison ce rapportais au tableau qu en donne de doctes hellinistes esthetes , je crois que dans mes souvenirs la seule illustration des armées d alexandre que je connaisse est une  » mosaique???ou d ailleurs alexandre apparait sur bucephale.
Le pilum n est il pas une arme de jet?Alors que la sarisse comportait un bout férré comme la pique des Tercios espagnols plusieurs siecle aprés.

Waldgänger
Waldgänger
1 octobre 2010 15 h 03 min
Reply to  asinus

Bonjour tous les deux

Sur le ravitaillement, je penche dans le sens de Furtif, des effectifs de quelques centaines de milliers de personnes apparaissent supportables, mais évidemment pas ceux que Hérodote donnait à l’armée de Xerxès lors de la Deuxième Guerre Médique (5 millions d’hommes). Et des effectifs similaires à ceux de Gaugamèles sont, mais je parle de mémoire, ceux que les historiens retiennent pour les effectifs perses lors des guerres médiques.

A mon avis, il doit y avoir peu de représentations contemporaines de la phalange macédonienne, mais les descriptions tactiques et techniques ne manquent pas de la part des historiens antiques, ces armées ayant abondamment été utilisées dans les guerres des Diadoques et dans les batailles contre les Romains (Cynoscéphales, Magnésie, Pydna)

snoopy86
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snoopy86
1 octobre 2010 15 h 32 min

passionnant

Comme dit Marsu ça manque un peu bolducs et l’héroïque résistance des iraniens aurait pu être davantage mise en valeur.

Mais Pyralène et Non666 ont démontré depuis longtemps que l’auteur est un hasbara

asinus
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asinus
1 octobre 2010 22 h 08 min

comment image