Histoire de l’orgue 5, la route vers l’âge d’or (Buffet)

Le buffet de l’orgue est souvent la seule interface relationnelle de l’instrument avec le public ou le monde extérieur. Elle possède la particularité d’être une œuvre à part entière, souvent unique ; et permet de témoigner de l’époque de sa construction, de la qualité des artisans et des matériaux employés. Plus que jamais, le buffet est le témoin du premier message artistique véhiculé par l’orgue : un message visuel, qui, souvent, précède le message sonore.

Cette partie s’attardera sur l’évolution des buffets depuis l’antiquité jusqu’au XVIIIème siècle. Une autre partie ultérieure traitera des évolutions du XIXème siècle à nos jours.

Vous avez peut-être déjà remarqué que de nombreux buffets d’orgues sont constitués de deux corps. Un petit, généralement au bord de la tribune, et derrière, un grand corps. Cette particularité, qui n’est pas une règle absolue, trouve son explication dans les lignes qui vont suivre…

L’apparence a toujours été importante

Mais avant il me faut revenir à l’antiquité. L’orgue étant instrument de pompe impériale, son aspect se devait d’être aussi luxueux que possible. Notez déjà que dans les représentations des Hydraules, on pouvait noter une certaine recherche esthétique (dauphins sculptés comme contrepoids des pompes, ébénisterie du socle…). Mais pour les palais, la décoration s’est surtout ingéniée à utiliser des métaux précieux pour les tuyaux (orgues d’or et d’argent suivant le rang du des seigneurs du parti à la cour de Constantinople) ; incrustation de pierres précieuses et semi-précieuses…

Cette débauche de raffinement et de luxe fut d’ailleurs fatale aux instruments lors des invasions barbares ou quand l’empereur était à court de liquidité.

La fusion des instruments

Au début de l’ère médiévale, on retrouve trois types d’instruments utilisés dont nous possédons quelques représentations :

De gauche à droite et de haut en bas: portatif, positif et orgue de tribune (cathédrale de Metz). deux premières photos de l’auteur, musée de Bruxelles, dernière photo tirée du site http://www.uquebec.ca/


  • tout d’abord le portatif, petit orgue à soufflet que le musicien porte (comme son nom l’indique) pour jouer tout en conservant une certaine mobilité et constitué de deux rangées de 7 tuyaux. Une iconographie assez importante (et parfois fantaisiste) lui est dédiée, notamment à partir du XIVème siècle[i] .
  • Ensuite vient le positif de teneur, orgue posé au sol ou sur table, et utilisé pour l’art vocal. La soufflerie, cette fois-ci, utilise des pompes nécessitant la présence d’une deuxième personne : le souffleur. Le positif pouvait néanmoins se transporter à bras d’hommes.
  • Enfin vient le grand orgue, plus imposant, nécessitant plusieurs souffleurs et généralement fixé en hauteur dans l’édifice, en tribune au niveau d’un transept, ou en nid d’hirondelle dans la nef[ii] .

Le positif et le grand orgue étaient utilisés dans les édifices religieux. La liturgie faisait que le positif accompagnait la schola, tandis que le grand orgue jouait les pièces solistes. L’organiste devait donc passer d’un instrument à l’autre. Petit à petit, ils s’approchèrent donc, pour finalement que le meuble du positif vienne se fixer de manière définitive à la tribune et devienne un plan sonore intégré au grand orgue, avec un clavier à part. C’est peut-être pour cela qu’on parle de grandes orgues au pluriel pour un seul instrument, car elles comprennent le grand orgue (clavier commandant le plan sonore principal) et souvent le positif, voire d’avantage ; c’est à dire, d’autres plans sonores qui étaient des orgues indépendants.

Évolution du buffet

Au début, le grand orgue de tribune ne possédait pas à proprement parler de buffet. Tout juste Théophile nous rapporte qu’il y avait une teinture enveloppant les tuyaux qu’on pouvait soulever lorsque l’instrument jouait. Petit à petit, l’ébénisterie prendra une place de plus en plus importante et marquera le meuble de son époque.

Les premiers buffets en bois comprennent une simple plate-face dont l’animation se retrouve via la tuyauterie et dont le bois est généralement peint et doré. Les plus anciens exemplaires que l’on peut encore admirer de nos jours datent du XVème siècle et sont très rares en l’état.

Dans l’ordre: Orgue de Sion (Suisse), plus vieil instrument jouable au monde, orgue de Moret sur Loing et orgues de la cathédrale de Strasbourg.

Puis, avec l’amélioration des porte-vent et de la mécanique, la facteur a d’avantage de liberté pour placer les tuyaux, aussi, la complexité du buffet va-t-elle s’en ressentir. Les tourelles vont faire leur apparition, d’abord sur le même plan que la façade, elles vont progressivement prendre la forme dite en « tiers point ».

Orgue de Lorris (XVIe) et Aire sur la Lys (début XVIIè)

Au XVIIème siècle les tourelles vont s’arrondir et rythmer les différentes façades. Elles regroupent, comme les trompes, les tuyaux plus graves sans que l’ordre chromatique ne soit respecté ; on est plutôt sur un ordre diatonique, c’est à dire côté UT  et côté dièse.
Les plates faces vont se multiplier, l’utilisation de chanoines, tuyaux totalement muets mais qui permettent la continuité de la décoration, va aller croissant jusqu’au XVIIIème siècle.

Élements de style

L’aspect décoratif du buffet est donc généré par différentes caractéristiques :
• La forme globale avec les espacements plate faces/tourelles et les éventuels contrepoints apportés par le meuble réduit du positif. Cette forme, indépendamment de l’époque est également une marque régionale (épaté dans le Midi, plus allongé dans le Nord…). Notons également qu’elle doit s’adapter à l’édifice dans lequel est construit l’instrument.
• La sculpture des clairevoies et les motifs utilisés
• La sculpture des tourelles, culs de lampes et des massifs
• L’agencement des tuyaux et l’alignement des bouches (avec l’utilisation de bouches spécifiques, par exemple en ogive, décoré ou en écusson)
• La peinture et les dorures du bois. Moins chère que la sculpture, la peinture en trompe-l’œil (faux marbre, fausses sculptures…) a été très utilisée à la renaissance[iii] .
• Enfin l’ajout on non de volets peints, permettant de cacher la façade lors des temps liturgiques où l’orgue ne doit pas jouer (en carême notamment)[iv] .

Afin de bien visualiser les différentes époques je vous propose une photo des grandes orgues de la basilique St Nazaire à Carcassonne.

Sous un aspect relativement unifié, le buffet est en réalité une suite d’agrandissements successifs et de remise au goût du jour. La partie centrale, que j’ai colorisée en rouge, avec tourelle en tiers-point et les deux plates faces aux clairevoies obliques est très marquée par le style Louis XIII. Fin XVIIème siècle, est ajouté le buffet de positif (partie en vert) ; ce qui donne une structure bien classique française. Au XVIIIème siècle, un agrandissement est nécessaire et l’ajout des éléments latéraux avec tourelles est effectué (partie bleutée), les courbures, tout en respectant le style plus ancien, sont bien plus marquées (clairevoies non horizontales sans travée). Ceci est un exemple d’évolution bien intégrée et néanmoins représentative des différents styles ; exemple qu’on peut retrouver dans d’autres édifices, comme par exemple à Le Lude, où le buffet Louis XIII a été agrandi pareillement.

De l’architecture extérieure à celle intérieure

Ces styles de buffets en plusieurs corps visuels, plus ou moins détachés, correspondant à autant de plans sonores sont d’origine Brabançonne. Ce petit Duché des Pays-Bas, qui a fait partie du Saint-Empire, est passé Espagnol puis Autrichien, a su influencer pour le début de la facture d’orgue une très grande partie des pays européens à partir du XIIIè-XIVè siècle.

Car il faut aussi considérer que les buffets n’ont pas uniquement un aspect visuel. L’architecture du contenant est devenue étroitement liée à l’architecture du contenu. C’est le fameux werkprinzip. Chaque plan sonore correspond à un emplacement précis, facilement situable et possédant sa hucherie propre.

Si dans l’Allemagne et les pays de l’Est, le werkprinzip a dissocié les éléments sur toute l’horizontalité et la verticalité, l’étagement en France se fait de manière interne et en profondeur. Ainsi, si nous avions à découper des grandes orgues classiques françaises, nous aurions: au plus près de la tribune et de l’auditoire, le buffet du positif, au dessus, et séparé par l’espace nécessaire à la console et à la mécanique, le plan du grand orgue, encore plus en profondeur se situerait le plan de la pédale, avec le plan du Récit, puis éventuellement, le plus éloigné possible dans la profondeur, le plan de l’écho ; dont les jeux sembleront lointain à l’auditoire. Nous avons donc une progression en diagonale ascendante qui tend à s’éloigner du sol de la nef.

Orgues de Rodez

Grandes orgues de Rodez , source: www.uquebec.ca

Si nous avions à découper un orgue d’esthétique plus nordique, nous aurions également ce positif en bord de tribune (appelé positif dorsal ou Rückpositiv), mais également les plans de la pédale, écartés sur les côtés, souvent même séparés en bord de tribune. Au dessus de la console pourrait se trouver le positif de poitrine (Brustwerk), puis au dessus, le grand orgue (Hautpwerk, Oberwerk), puis enfin au dessus le positif de couronne (Kronwerk). Comme vous pouvez le constater on joue moins sur la profondeur mais plutôt la hauteur et chaque plan est parfaitement visualisable depuis le bas de la nef.

Grandes orgues St Bavoo, Harlem et de Weingarten, Allemagne.

Conclusion

Le buffet de l’orgue arriva donc ainsi à son siècle d’or : témoin des évolutions de style (renaissance, Louis XIII, rococo, classique), mais souvent avec une architecture extérieure fondée sur le principe de division des plans et une grande maîtrise de la hucherie et des alignements et courbes de façade. Et surtout, chose qu’on a tendance à oublier, il était souvent polychrome[v] ; la couche marron chocolat régulièrement présente actuellement étant une survivance des goûts du XIXème siècle.

La maîtrise était telle qu’on arriva à des constructions insensées, comme par exemple celle des orgues de Lunéville où le buffet dissimule entièrement la partie sonore sous un décor de théâtre antique. Unique en son genre : l’orgue qu’on ne voit pas !

Pour finir néanmoins en beauté, je vous propose la vidéo de présentation visuelle des orgues de Ste Croix de Bordeaux (3′). Un des rares instruments survivant du XVIIIème siècle.

à suivre…

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Pour aller plus loin :

Ce site reprend énormément de photos amateurs sur des buffets d’orgues. Permet un tour d’horizon non technique mais assez large.

Cet album Flicker reprend des photos d’éléments mobiliers et des élévations de buffets. Je vous conseille un coup d’œil.

Je vous préconise ces trois vidéos de présentation des grandes orgues de Chartres (meubles XIVè). Elles font toutes trois 10 minutes, parfois (surtout au début) c’est un peu filmé en amateur, et c’est sombre mais c’est quand même particulièrement intéressant.

Première partie

Deuxième partie

Troisième partie

Des sites intéressants d’où sont tirées les illustrations :
http://www.amis-orgues-narbonne.com/83+de-lantiquite-au-moyen-age.html
http://www.instrumentsmedievaux.org/pages/ORGUE.html
http://www.uquebec.ca/musique/orgues/france/metzse1.html


[i] Iconographie facilement accessible par le biais des vitraux par exemple, ou sur le site suivant qui possède un très large éventail de représentations.

[ii] Il est admis que la meilleur place acoustique de l’instrument est généralement qu’il soit posé au sol à la croisée des transepts, mais l’histoire de nos édifice religieux fait que bien souvent l’instrument est au fond de la nef, en hauteur, l’organiste devenant un contrepoint, voire contrepoids au célébrant ce qui n’ira pas sans générer des relations parfois conflictuelles…

[iii]Un exemple d’orgue aux boiseries d’époque.

[iv]On peut voir ici les célèbres volets des grandes orgues d’Uzès. Et notamment ces photographies exceptionnelles des volets refermés (très rare).

[v] Exemple: Pour l’orgue de Saint Maclou de Rouen, Dans le compte de 1541, Jehan Goujon (ébéniste du buffet et de la tribune) en même temps que le projet des colonnes est payé 30 sous « pour avoir faict le devis de peindre les orgues ». Cette décoration fut exécutée par Jacques de Séez.

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Ph. Renève
Ph. Renève
23 novembre 2010 7 h 42 min

Pour compléter l’illustration, une vue du joli orgue de Pontaumur (63), que connaissent les trois Dissonants en chef.

Ph. Renève
Ph. Renève
23 novembre 2010 8 h 06 min

Et un grand merci à Lapa pour cette passionnante étude des buffets, devant lesquels nous danserons… de plaisir !

Léon
Léon
23 novembre 2010 8 h 30 min

On ne s’en lasse pas… Bravo !

Monique Peyron
Monique Peyron
23 novembre 2010 8 h 45 min

Quels chefs-d’oeuvre. Merci

Ph. Renève
Ph. Renève
23 novembre 2010 21 h 03 min
Reply to  Lapa

Lapa, cet espace est ce que les articles en font. Nous nous honorons de publier les tiens.

Buster
Membre
Buster
23 novembre 2010 9 h 33 min

Clap, clap, clap !
Chapeau, encore une fois.

maxim
maxim
23 novembre 2010 10 h 44 min

ça me fait plaisir de revoir figuré l’orgue de Moret sur Loing,entre parenthèses ville médiévale magnifique pleine de vestiges du Moyen Age ou l’on entre par deux portes tours de guet …

pour revenir à cet orgue offert par Blanche de Castille ! qui ne fonctionne malheureusement plus,c’est quand même le symbole de cette époque qui nous fait remonter à Louis IX son fils ,y compris cette superbe église où il devait aller prier ….cet orgue a du certainement jouer pour Philippe VI le Bel,né à Fontainebleau ,certainement pour Thibault de Champagne également et toute une lignée de personnages illustres du temps où l’Ile de France était le coeur du Royaume et Moret porte de la Bourgogne d’alors .

Causette
Causette
23 novembre 2010 18 h 45 min

Je trouve que la musique d’orgue mériterait de sortir un peu des églises. En naviguant sur le ouèbe, j’ai trouvé cette troupe de théâtre Hydraule : La légende de KTésibios, un conte sur l’histoire antique de l’orgue. J’aurai aimé voir ce spectable.

Bravo Lapa pour ces magnifiques articles sur l’Orgue. Je n’ai pas encore ouvert tous les liens de ce n° 5, car il faut du temps pour assimiler toutes ces informations. Je trouve cet orgue suédois magnifique.

D. Furtif
Administrateur
D. Furtif
23 novembre 2010 19 h 38 min

Bonjour Lapa
Je ne vois pas du tout ce que tu veux dire ici

des seigneurs du parti à la cour de Constantinople

Y aurait-il une relation avec les couleurs des partis du cirque?

D. Furtif
Administrateur
D. Furtif
24 novembre 2010 9 h 52 min
Reply to  Lapa

Hors sujet

En dehors du lien de Lapa ;déjà cité ci-dessus

À quoi peut-on penser quand on parle des factions , partis ou dèmes de Constantinople ❓
La complexité des motivations et des conduites leur donne toutes les apparences des associations de supporters de foot, ou encore des associations de quartier qui s’affrontent au Palio de Sienne

Ces comparaisons ne sont données que pour fixer les idées sur les modes de conduites: chauvinisme de faction et violence.

Les factions de Constantinople sont d’une tout autre importance puisqu’elles ne se contentent pas de défendre leur couleur au courses de chars mais elle peuvent aussi offrir une garde armée à l’empereur , financer une part des fortifications de la ville ou mener de véritables émeutes mettant en danger le pouvoir impérial.Il ne faudrait pas plaquer un schéma pseudo marxiste sur leur définition : les Bleus = les riches et les Verts le peuple sans se poser la question de la représentation sociale de la richesse. À l’époque seule la richesse foncière est honorable ce qui conduit à trouver les bleus du coté du sénat et du Patriciat urbains , de la noblesse , de la cour. Les Verts sont les petits artisans et commerçants mais aussi tous ceux dont l’activité économique est florissante. C’est ainsi que nous pouvons rencontrer des fortunes bien plus importantes chez les Verts que chez les Bleus.
Viennent s’ajouter à cela la question des origines géographiques de leurs membres. Les Bleus sont plutôt Gréco Romains alors que les Verts seraient issus des régions de l’empire: Asie Syrie Égypte, s’y ajoutant ou en procédant la question des hérésies religieuses vient alimenter en violence des conflits qui partant des gradins du Cirque se poursuivent dans les ruelles de la capitale jusque dans les salles du Palais.

Nous en serions restés là si les empereurs ne s’étaient amusés à prendre parti pour les Verts. Anastase y gagna une révolte des Bleus. Léon lui fut toujours pour les Verts . Je me suis laissé dire qu’il l’était encore…….Vert

D. Furtif
Administrateur
D. Furtif
23 novembre 2010 20 h 09 min

C’est un honneur que de recevoir une telle offrande
Encore merci pour cet article

Ph. Renève
Ph. Renève
23 novembre 2010 20 h 49 min

Juste une question, Lapa: qu’appelle-t-on précisément la hucherie ?

yohan
yohan
23 novembre 2010 23 h 42 min

ça c’est du patrimoine. Merci Lapa. Gamin, je m’emmerdais à la messe, heureusement il y avait les orgues, toujours fascinantes

Causette
Causette
24 novembre 2010 0 h 12 min
Lorenzo
Lorenzo
24 novembre 2010 11 h 46 min

Merci Lapa, quelle érudition ! j’ai été heureux de retrouver l’orgue de Notre Dame de Lorris ou j’avais assisté á un concert, n’étant pas spécialiste, je ne sais plus pourquoi
cet orgue á un « registre » limité, et une sonorité « spéciale ». Je me permets d’ajouter une image qui permets de l’admirer un peu plus en détail.

Lorenzo
Lorenzo
25 novembre 2010 6 h 50 min

Lapa,
vous rectifiez parfaitemnent avec ce « tempérament inégal et pas au diapason moderne » c’est bien ce qui nous avait été expliqué sur place lors de ce concert.Oubliez ma bévue en ce qui concerne le registre limité.La sonorité est vraiment particuliére, et si je n’ajoute pas de bétises on ne peut l’utiliser que pour y jouer certaines oeuvres,peut être á cause de ce « tempérament » inégal… 😉

Waldgänger
Waldgänger
26 novembre 2010 23 h 40 min

Superbe article Lapa, pas grand chose à dire.